Nous le savons tous, notre droit en la matière souffre, au point d’agoniser parfois, de la naissance de l’ère numérique. Qu’attendons-nous pour mettre les pendules à l’heure ?
La loi de 1881 sur la liberté de la presse et les problèmes nouveaux liés à internet : voilà un vrai chantier, qu’il convient de faire avancer d’urgence ! On ne peut pas, en effet, rester durablement dans la présente situation : face à une loi aujourd’hui bloquée, on ne sait si on doit être tenté – ou non – d’en extraire certains domaines pour mieux traiter les problèmes relatifs à internet et aux nouvelles techniques de communication. Vient un moment où il est nécessaire de trancher. Mais il faut le faire à l’issue d’un véritable débat prospectif.
Nous, législateur, avons aujourd’hui affaire à un véritable dilemme pragmatique. Face à la cybercriminalité, le récent rapport du procureur général Marc Robert souligne l’hésitation constante entre la réponse administrative et la réponse judiciaire, ainsi que, s’agissant du principe de proportionnalité, la difficulté de trouver un point d’équilibre entre les libertés individuelles et les ingérences justifiées par les nécessités de la répression.
Quel est le bon moment de l’intervention pour la justice dans le phénomène du terrorisme ? Un individu potentiellement dangereux, de ceux que l’on appelle des « loups solitaires », n’a encore commis aucune infraction. L’intervention, lorsqu’elle se situe trop en amont de l’iter criminis, est alors dommageable, non seulement en matière de libertés individuelles, mais aussi parfois en matière de sécurité publique.
L’individu appréhendé pour de simples actes préparatoires n’encourant que des peines faibles, la société prend alors le risque qu’il soit rapidement relâché, faute de preuves et d’éléments matériels. Le temps de l’intervention est donc toujours très difficile à déterminer.
A contrario, l’intervention en aval, comme l’exige la justice d’aujourd’hui, qui doit attendre la commission d’une infraction, est parfois trop risquée pour nos concitoyens.
Là réside le rôle délicat, de plus en plus préventif, de la justice antiterroriste ; là réside en réalité le véritable nœud gordien d’une lutte efficace contre le terrorisme.
Nous savons que les critères habituels de détection des individus dangereux ne sont plus opérationnels dans le cas du terrorisme actuel.
Le développement d’internet a rendu nos schémas d’appréhension de la criminalité désuets. Internet a brouillé les pistes, engendrant ces « loups solitaires » dont je parlais, ces individus autoradicalisés par la force persuasive d’internet, touchés par des vidéos de propagande conçues à des milliers de kilomètres de distance.
Pour prendre un exemple tiré de ma propre expérience, il y a trois ans, j’ai eu à intervenir car, dans la médiathèque de ma communauté d’agglomération, des ressortissants tchétchènes consultaient des sites terroristes. À l’époque, cette intervention n’avait pas été aisée. Et des faits de ce genre se produisent partout, monsieur le ministre, dans tous les départements, et posent une véritable difficulté.
Près de 900 Français ou résidents sont aujourd’hui concernés par les filières syriennes. Un hebdomadaire, il y a peu, décrivait comment une adolescente de quinze ans, sans difficultés, bonne élève, grandissant au sein d’une famille française soudée, aisée et athée, en était venue petit à petit au djihadisme, au contact de vidéos de propagande.
Une chaîne de télévision a récemment montré le périple d’un jeune couple de Français, accompagné de leur enfant en bas âge, de la Turquie vers la Syrie.
Les critères de définition traditionnels de la criminalité – origine, sexe, éducation – ne sont plus pertinents, non plus que, bien souvent, les méthodes d’investigation et les moyens alloués à nos services.
Nous pensons que ce volet de la lutte contre le terrorisme est nécessaire. Mais, vous le savez, il doit être pensé en complémentarité avec le renforcement des moyens d’investigation – à ce titre, le groupe du RDSE a déposé des amendements reprenant des propositions émises par le procureur général Marc Robert, tendant à adapter les moyens d’investigation de nos services de police aux nouvelles technologies –, ainsi qu’avec la prévention.
La prévention, trop absente du présent projet de loi, monsieur le ministre, a pourtant fait ses preuves. Le terrorisme contemporain est aussi endogène, comme le cas Merah l’a malheureusement illustré dans le sud-ouest de la France. L’objectif est donc d’empêcher ces individus de se tourner vers le terrorisme, en s’attaquant aux facteurs qui favorisent la radicalisation et le basculement dans la violence.
Nous devons pour cela mieux comprendre ce phénomène, pour empêcher l’apparition d’une nouvelle génération des terroristes.
La prévention de la radicalisation est un facteur clé de cette lutte. Je pense à l’éducation des élèves à l’école de la République, qu’il faut sensibiliser aux nouveaux dangers, notamment celui que représente internet. Je pense aussi à l’illettrisme, à la déscolarisation, au chômage des jeunes.
Des mesures préventives ont également été prévues par le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, vous l’avez évoqué il y a un instant, monsieur le ministre, comprenant notamment la création d’un numéro vert et d’une plateforme d’assistance. Cela va dans la bonne direction.
Le présent texte crée une interdiction de sortie du territoire. Au regard des libertés publiques, cette mesure n’est pas neutre. Interdire à une personne de sortir du territoire est une mesure forte, qui peut être dangereuse selon l’application qui en est faite ; il faut en être conscient. Cette mesure, en effet, parce qu’elle est attentatoire à la liberté d’aller et venir, doit être motivée et prise sur la base de faits circonstanciés. Je pense qu’elle doit exister par défaut.
Nous devons arrêter les individus dangereux avant leur départ vers la Syrie ou l’Irak, mais cette mesure coercitive ne peut pas devenir l’arbre qui cache la forêt.
Monsieur le ministre, vous n’ignorez pas que l’espace Schengen autorise la libre circulation des personnes et des biens, que le retrait de la carte d’identité nationale n’arrêtera pas. La coordination entre services répressifs et judiciaires au sein de l’Union européenne et la coopération internationale sont la clé pour assurer l’efficacité de la lutte contre ce phénomène transnational.
Je sais que vous avez demandé une adaptation du code frontières Schengen, car il interdit actuellement les contrôles systématiques aux frontières.
L’Europe des libertés, notre Europe, est devenue exportatrice du terrorisme. La base européenne PNR, système d’enregistrement des passagers, permettra, lorsqu’elle sera mise en œuvre, des contrôles plus efficaces des passagers dans les aéroports. Ce système repérera les mouvements suspects tels qu’un aller simple pour une destination « sensible », un vol réservé à la dernière minute ou un parcours à escales multiples, pour brouiller les pistes.
C’est cette dimension transnationale du phénomène du djihad médiatique qui rend également difficile, voire illusoire le blocage des sites administratifs. La loi sur l’économie numérique a instauré des obligations à l’encontre des hébergeurs, mais la domiciliation de beaucoup d’entre eux à l’étranger complique toute action, qu’elle émane de l’administration ou de la justice.
La mesure, prévue à l’article 9 du texte, pose donc des questions juridiques difficiles et semble même, par certains aspects, contreproductive.
Le texte propose une solution évidente, simple, peut-être simpliste, qui laisse à penser qu’enterrer les signes visibles du terrorisme revient à éradiquer le phénomène. Faire l’économie du juge résonne comme un signe d’impuissance de l’État de droit. C’est la raison pour laquelle nous proposons de réintroduire son magistère.
L’article 4 prévoit de transférer l’incrimination des délits de provocation à la commission d’actes terroristes et d’apologie du terrorisme par la voie d’internet de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse vers le code pénal, afin d’en faire des délits terroristes. C’est un vrai débat. La commission des lois du Sénat a estimé que le régime spécial de la loi de 1881 devait continuer à s’appliquer à la commission des mêmes infractions sur les supports de presse traditionnels. Il faudra acter différemment – j’en reviens ainsi à mon propos liminaire – les nombreuses métamorphoses substantielles qu’internet a apportées dans l’appréhension de l’information.
Les liens entre le terrorisme et les technologies numériques sont de plus en plus étroits et exigent que ces modes opératoires soient à la fois bien connus des services d’enquête, ainsi que des magistrats, et bien réprimés. Ce facteur n’a pas encore été suffisamment pris en compte dans l’appréhension du droit.
Le régime spécial instauré par la loi sur la liberté de la presse de 1881 ne permet pas, en réalité, de répondre à ces nouvelles problématiques. Michel Mercier, je le sais, a beaucoup travaillé sur ce point, et les observations qu’il a formulées dans ce sens méritent une véritable discussion.
Combattre le terrorisme est aussi et surtout une question de moyens : moyens alloués à la formation d’enquêteurs spécialisés dans la cybercriminalité ; moyens alloués à l’éducation des jeunes esprits et au désenclavement de certains quartiers, qui sont autant de matrices de la radicalisation ; moyens alloués, enfin, aux mesures de prévention.
Nous ne devons pas, monsieur le ministre, perdre un combat où nous, sociétés occidentales, aurions pu être David, mais où nous sommes de plus en plus Goliath, faute d’être en mesure de repenser les termes de la lutte. Nos sociétés sont généralement trop réactives, au lieu d’être prospectives. La stratégie, c’est avoir toujours un coup d’avance. En la matière, je crois ce précepte particulièrement utile.
Plutôt que de voter une nouvelle loi à chaque poussée terroriste, prendre un peu plus de temps pour la prospection ferait, je n’en doute pas, avancer de manière plus efficace la protection de la liberté de chacun de nos concitoyens, à laquelle nous sommes tous, dans cet hémicycle comme dans le pays tout entier, très attachés.
C’est sous cette réserve « prospective », monsieur le ministre, que le groupe du RDSE apportera son soutien unanime à ce texte.