Intervention de Jean-Yves Leconte

Réunion du 15 octobre 2014 à 14h30
Lutte contre le terrorisme — Suite de la discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, chaque fois qu’un texte de ce type, touchant aux libertés individuelles, nous est soumis, qui plus est selon la procédure accélérée et dans un climat de forte émotion, il est toujours délicat d’aborder son examen avec toute la sérénité nécessaire. Il faut pourtant se garder de brader les libertés les plus essentielles pour se procurer un sentiment temporaire de sécurité.

De ce point de vue, le travail de l’Assemblée nationale, mais surtout celui des rapporteurs du Sénat, qui ont scruté l’ensemble du texte pour essayer de tenir compte le plus possible de l’exigence de respect des libertés publiques, méritent d’être salués.

À titre liminaire, avant d’aborder le texte lui-même, j’observerai que le fait que de nombreux jeunes quittent la France ou d’autres États européens et du sud du bassin méditerranéen pour perpétrer des actions terroristes et violentes en Syrie ou en Irak nous oblige à nous interroger sur notre société, qui engendre de l’exclusion, de la violence, et dont les valeurs sont parfois en complet décalage avec la réalité de la parole publique.

C’est pourquoi nous devons aborder ce débat en ayant conscience que si les dispositions du présent projet de loi sont absolument nécessaires à court terme – il s’agit en quelque sorte de dispositions curatives, permettant de parer au plus pressé –, nous devons aussi nous poser des questions plus fondamentales sur notre contrat social et les raisons du départ de tant de jeunes vers les zones de combat : à défaut, nous ne parviendrons pas à traiter les problèmes de manière préventive.

Nous devons aussi avoir pleinement conscience qu’il ne s’agit pas là de questions franco-françaises, ni même européennes. Il convient de les aborder sans jamais nourrir la thèse de la guerre ou du choc des civilisations promue par certains. En effet, les pays du sud de la Méditerranée, en particulier le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et l’Algérie, rencontrent des difficultés similaires aux nôtres ; nous ne pourrons les résoudre que dans un esprit de coopération.

Internet est un média de plus en plus utilisé pour faire vivre le droit à l’information et à la liberté d’expression. Avec cet outil, chacun peut rester dans sa bulle, sans se faire remarquer. Cela est vrai en matière de terrorisme, mais aussi de culture, de modes de vie, de langues, de centres d’intérêt, de musique, etc., de telle sorte que, finalement, la capacité des États à être le cadre de la vie sociale de leurs habitants s’atténue… Il s’agit là d’une constatation globale.

Cela nous oblige à adopter une attitude doublement prospective : d’une part, il convient de favoriser le développement d’une citoyenneté numérique, en faisant en sorte que la norme législative n’apparaisse pas décalée par rapport aux évolutions d’internet ; d’autre part, il importe de mobiliser l’ensemble des acteurs et des contributeurs du net selon une démarche positive, et non pas répressive.

Cette capacité d’internet à s’affranchir des frontières constitue la limite des dispositions nationales antiterroristes. Nous devons le constater, non le déplorer, et traiter cette nouvelle réalité dans un cadre de coopération internationale. Une action nationale ne peut constituer une réponse adaptée ; nous devons en être absolument convaincus.

Il nous faut mobiliser l’ensemble des composantes de nos civilisations aujourd’hui menacées par certaines dérives : les familles, les associations, les acteurs d’internet, les entreprises, les syndicats, les partis, les clubs, les religions…

Enfin, nous devons avoir conscience que le Conseil constitutionnel a été saisi de tous les textes relatifs à la lutte contre le terrorisme ayant précédé celui-ci. Ce ne sera peut-être pas le cas cette fois, mais nous ne sommes pas à l’abri, ultérieurement, d’une question prioritaire de constitutionnalité, si certaines dispositions apparaissaient comme trop attentatoires aux libertés.

À cet égard, l’article 1er touche à la liberté fondamentale de quitter son territoire, protégée par le protocole n° 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la CEDH, et par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont la France est signataire et qui stipule que « toute personne a le droit de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ».

La mesure d’interdiction de sortie du territoire prévue porte à l’évidence atteinte à la liberté d’aller et venir et ne peut pas être prise sans précautions particulières. Il s’agit toutefois d’une mesure préventive qui doit pouvoir être adoptée rapidement. Elle permettra, dans certains cas spécifiques, de protéger des familles, des vies, et s’inscrit tout à fait dans le cadre de la résolution 2178 des Nations unies du 24 septembre dernier, laquelle invite l’ensemble des États membres de l’Organisation des Nations unies à se mobiliser pour éviter que des combattants terroristes potentiels ne partent pour la Syrie ou l’Irak.

Je m’interroge aussi, à l’instar de ma collègue Joëlle Garriaud-Maylam, sur le choix de viser les ressortissants français plutôt que les personnes résidant en France. Nous reviendrons sur cette question lors de l’examen des amendements, ainsi que sur celle de la politique européenne. Comme vous l’avez dit, monsieur le ministre, l’Europe n’est pas le problème, elle est la solution. Il faut réaffirmer le principe de la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen tout en modifiant le fonctionnement de celui-ci. Le système d’information Schengen – le SIS – et le système d’information sur les visas – le VIS – constituent un début, mais il faut probablement aller beaucoup plus loin.

D’autres orateurs avant moi ont évoqué la loi sur la liberté de la presse. À l’évidence, il est indispensable de créer une nouvelle infraction qui permette de tenir compte du rôle structurant d’internet pour les organisations terroristes, mais il n’est probablement pas nécessaire de transférer l’ensemble des délits de provocation à la commission d’actes terroristes et d’apologie du terrorisme de la loi de 1881 sur la liberté de la presse vers le code pénal.

S’il est possible, sur un plan purement philosophique, de distinguer le terrorisme, qui fait de la violence une fin en soi, de la résistance, qui peut, à un moment donné, considérer que la violence est nécessaire à la défense d’une cause sans jamais en faire un objectif, il est difficile de traduire cette distinction sur le plan juridique. Cela pose un réel problème au regard de la liberté d’expression et de la répression de ses abus. Il me semble, à cet égard, qu’il aurait été préférable de laisser intact le champ de la loi sur la liberté de la presse. Nos rapporteurs ont voulu préserver au maximum celui-ci en en extrayant les délits commis sur internet. Pour ma part, j’estime qu’il vaudrait mieux définir plus précisément le délit qui constitue véritablement une menace, et laisser le reste dans la loi sur la liberté de la presse. C’est l’objet d’un des amendements que j’ai déposés.

S’agissant de l’article 5 – qui est peut-être l’article central du projet de loi –, créant l’infraction d’entreprise terroriste individuelle, le travail de l’Assemblée nationale et des rapporteurs du Sénat a sensiblement réduit dans la définition de cette infraction la place de l’arbitraire, qui pouvait inquiéter à l’origine. Aujourd’hui, contrairement à ce que certains disent, on peut considérer que l’on n’a pas introduit le principe de précaution dans le code pénal ; nous pouvons, me semble-t-il, nous en satisfaire. À cet égard, il faut bien distinguer l’article 1er, dont le dispositif est précisément d’ordre préventif, et l’article 5, qui définit ce nouveau délit, absolument nécessaire dans un certain nombre de cas.

Concernant l’article 9, monsieur Sueur, on ne peut pas légiférer à l’encontre de la réalité… Internet pose à l’évidence un défi à la souveraineté des États. Nous devons y faire face, mais le blocage administratif des sites me paraît inopérant, pour les raisons que j’aurai l’occasion de développer en présentant un amendement. Ce n’est pas parce que les États crieront plus fort qu’internet se conformera à leurs souhaits. Internet présente en effet un danger particulier en matière de terrorisme, cependant nous devons faire en sorte de ne pas heurter ceux qui peuvent nous aider. De ce point de vue, la proposition des rapporteurs de porter de vingt-quatre à quarante-huit heures la durée de la phase de négociation, celle qui laisse la place à l’intelligence, est utile : il faut en effet pouvoir expliquer à l’hébergeur pourquoi on lui demande de fermer tel ou tel site. Je reviendrai lors de la discussion des amendements sur les dispositions techniques, mais il est très difficile, voire impossible, de supprimer des sites.

Enfin, je souhaite à mon tour rendre hommage à nos ambassades et consulats de la région, en particulier à ceux d’Istanbul, d’Ankara, d’Amman, d’Erbil, de Bagdad, de Beyrouth, qui doivent faire face à des situations particulières tout en continuant à traiter les affaires courantes au service de nos compatriotes, à assurer leur sécurité, ainsi qu’à recevoir les demandes d’asile des habitants de ces régions confrontées à des tragédies humanitaires. Nous devons saluer leur travail.

Opposer liberté et sécurité est un classique de la philosophie politique. Mais les choses ne sont pas aussi simples, car cette vision binaire repose sur l’idée de la mise en place d’un pouvoir absolu ayant le devoir d’assurer la sécurité de sujets renonçant pour ce motif à une partie de leur liberté.

Toutefois, dans une démocratie, où les personnes ne sont pas des sujets, mais des citoyens, les libertés publiques sont à la base de la légitimité de l’État. Cette remarque oblige à ne pas trouver naturelle toute évolution des contraintes imposées aux citoyens. Elle est encore plus d’actualité dans un monde où l’encadrement de la liberté d’information et de communication n’est plus, de facto, une prérogative de l’État et où il ne peut plus y avoir de contrat social sans responsabilité citoyenne. C’est pourquoi nous devons considérer internet pour ce qu’il est et réfléchir au défi qu’il représente pour la souveraineté des États.

Le terrorisme, c’est le gouvernement de la peur, par la peur et pour la peur. Nous ne pouvons lui céder, ni entrer dans son jeu, qui est d’abord un jeu de communication, qui crée des ambiances et prépare progressivement les esprits à l’avènement d’un absolutisme. C’est la raison pour laquelle chaque évolution du droit doit être soigneusement pesée et mesurée, afin que nous ne tombions pas dans le piège que nous tend le terrorisme.

Monsieur le ministre, des évolutions du droit, il en faut. L’objectif de ce projet de loi qui, à entendre les interventions des orateurs depuis le début de cette discussion générale, sera largement soutenu, est d’en introduire. Cela étant, il ne règle pas tout : la coopération internationale s’impose, renforcer la politique européenne sur ce sujet est de plus en plus urgent, et il faut d’abord s’appuyer sur la responsabilité des citoyens. C’est là un enjeu majeur. Les citoyens doivent pouvoir s’approprier cette loi, car sans mobilisation citoyenne, il ne pourra y avoir de lutte efficace contre le terrorisme. §

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