Intervention de Gaëtan Gorce

Réunion du 15 octobre 2014 à 14h30
Lutte contre le terrorisme — Suite de la discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Gaëtan GorceGaëtan Gorce :

Monsieur le président, monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, mon intervention ne portera que sur l’article 9 du projet de loi. Je ne me livrerai pas à une description aussi catastrophiste que celle que je viens d’entendre, même si, naturellement, je sais que nous devons être attentifs. Néanmoins, l’intelligence doit primer, me semble-t-il, sur la peur.

Il n’aura échappé à personne que le blocage des sites est une mesure qui sera techniquement inefficace. Nous savons les uns et les autres que contourner un tel blocage est aujourd’hui presque un jeu d’enfant. Lors du débat sur les jeux en ligne, nous avions déjà observé combien il serait difficile de combattre les sites illégaux, clandestins. Les mêmes dispositifs de contournement trouvent à s’appliquer pour les sites internet qui nous occupent aujourd’hui : un simple abonnement d’un coût de 5 euros par mois à un virtual private network permet, en utilisant ses tunnels de réseaux chiffrés, d’échapper au blocage.

Pour autant, j’admets l’argument selon lequel le blocage, même si son efficacité sera limitée, doit néanmoins être pratiqué, pour que ceux qui se livrent à la propagande ou au recrutement de candidats au djihad ne bénéficient pas d’une totale impunité, et plus encore d’une impunité symbolique. Dont acte !

Une fois ce constat fait, la question est de savoir selon quelles modalités ce contrôle doit être exercé.

Nous sommes tous d’accord pour considérer qu’internet ne doit pas être une zone de non-droit, mais ce sujet est sensible, car il met en jeu la liberté de communication et la liberté d’expression. Il est donc nécessaire de prendre un certain nombre de précautions, qui nous ont été rappelées par le Conseil constitutionnel. Celui-ci, à plusieurs reprises, notamment à propos de la loi HADOPI, a ainsi indiqué qu’il était impossible d’interdire l’accès à internet à un particulier, sauf sur intervention du juge judiciaire, puisqu’il s’agit d’une liberté fondamentale.

La loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique a doté les hébergeurs et les éditeurs d’un statut plutôt libéral, à la fois en faisant référence à la loi sur la liberté de la presse et en soumettant les hébergeurs à une responsabilité pénale et civile atténuée. Par ailleurs, cette loi a précisé, dans le prolongement de la directive de 2000 qu’elle transposait, qu’il ne saurait être question d’imposer aux hébergeurs une obligation de surveillance générale, donc de les rendre responsables de manière systématique des contenus qu’ils pourraient être amenés à héberger et à diffuser.

Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à de nombreuses reprises que les ingérences dans le fonctionnement d’internet doivent être justifiées par des motifs légitimes, en rapport avec les objectifs de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – c’est bien le cas de la lutte contre le terrorisme –, pratiquées selon des procédures nécessaires, c’est-à-dire indispensables pour atteindre l’objectif souhaité – en l’espèce, avec ce texte, nous nous trouvons un peu à la limite – et en tout cas maîtrisées, c’est-à-dire de nature à ne produire que des effets secondaires limités, notamment en matière de surblocage.

On le voit, il s’agit là d’un domaine relativement délicat. Au regard des arguments que je viens d’évoquer, il pourrait sembler assez naturel de s’en remettre, pour la prise d’une décision de blocage, au juge judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative. Nous y sommes d’ailleurs invités par un certain nombre de dispositions qui ont été votées ces dernières années, le législateur ayant donné le sentiment qu’il souhaitait plutôt privilégier cette orientation. Je sais bien que la loi relative à la lutte contre la pédopornographie a introduit une exception, que nous avions d’ailleurs combattue à l’époque, mais, s’agissant des dispositions qui ont pu être adoptées dans d’autres domaines – l’article 18 de la loi de 2004 déjà évoquée ou la loi de 2007 relative à la prévention de la délinquance –, le recours au juge judiciaire a été à chaque fois privilégié.

D’une certaine façon, on a pu avoir le sentiment qu’une sorte de consensus était en train de s’établir sur cette orientation, que l’on retrouve dans le rapport de la mission parlementaire sur la neutralité de l’internet et des réseaux menée en 2011 par une députée socialiste et une députée du groupe UMP : il y était estimé souhaitable que ce soit le juge judiciaire qui tranche ces questions. Le groupe de travail interministériel sur la lutte contre la cybercriminalité n’est pas arrivé à des conclusions différentes.

Par ailleurs, les lois qui ont prévu un recours à l’autorité administrative, comme celle sur la lutte contre pédopornographie, n’ont pas vu leurs décrets d’application être publiés, et les dispositions de l’article 18 de la loi de 2004 ont été abrogées très récemment.

Par conséquent, nous abstraire, en matière de lutte contre le terrorisme, d’une logique qui est en train de s’imposer, privilégiant l’intervention du juge judiciaire, poserait un vrai problème de cohérence.

Quels sont, au fond, les arguments que l’on peut opposer à l’intervention du juge judiciaire et qui justifieraient un changement de doctrine ?

On peut évidemment se tourner vers le Conseil constitutionnel, qui, dans la décision qu’il a rendue sur la loi relative à la lutte contre la pédopornographie, a admis que l’autorité administrative puisse intervenir. Néanmoins, il a précisé que la question de savoir si l’intervention de l’autorité administrative, dès lorsqu’elle était encadrée et contrôlée par le juge administratif, était préférable à celle du juge judiciaire n’entrait pas dans le champ du contrôle qu’il devait exercer. Sur cette question, il a estimé devoir laisser au législateur le soin de prendre ses responsabilités, en exerçant un contrôle minimum.

L’argument invoqué à l’époque était que la saisine du juge judiciaire entraînerait des retards et soulèverait des difficultés, s’agissant de situations spécifiques. Pour autant, je ne crois pas que le juge des référés puisse être accusé de ralentir l’action des pouvoirs publics. En effet, il peut intervenir extrêmement rapidement ; nous en avons eu la démonstration en de multiples circonstances.

La problématique des « sites miroirs », qui est souvent évoquée, pourrait, à l’évidence, être traitée par le juge lui-même. Celui-ci pourrait ainsi prévoir que sa décision s’appliquera aux différents « sites miroirs » susceptibles d’être mis en place.

J’ai donc du mal à comprendre pourquoi nous ne restons pas fidèles, dans un souci de cohérence, à une orientation qui commençait à s’affirmer. Sur l’ensemble de ces questions, je pense qu’il serait souhaitable que nous donnions à l’opinion publique et à l’ensemble des acteurs d’internet une solution claire : puisqu’un régime plutôt libéral a toujours prévalu dans ces domaines – ce qui ne veut pas dire que tout est permis –, il revient au juge judiciaire de décider le blocage d’un site. Je crois que ce serait plus simple, plus net.

Je le répète, je n’ai toujours pas compris pourquoi on a choisi de changer de démarche à cet égard, d’autant que les problèmes posés par la lutte contre le terrorisme sont très différents de ceux de la lutte contre la pédopornographie, seul domaine aujourd’hui où l’intervention du juge judiciaire n’est pas privilégiée.

En effet, le délit de pédopornographie est constitué immédiatement : il suffit de prendre connaissance des images. En revanche, les choses sont beaucoup plus compliquées en matière de terrorisme : s’il est possible de qualifier sans hésitation de provocation à commettre des actes terroristes ou d’apologie du terrorisme la diffusion d’images monstrueuses tournées en Syrie, que dire d’images montrant des personnes engagées à Gaza aux côtés de soldats du Hamas ou encourageant des ressortissants français à se rendre en Ukraine pour y combattre avec les milices pro-russes ? En effet, monsieur Charon, ce dernier cas de figure existe aussi.

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