Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission spéciale, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. […] Son organisation est décentralisée. » Notre Constitution, en son article 1er, pose clairement le principe de l’unité de l’État, de la République, dont les collectivités territoriales sont une modalité d’organisation administrative, l’expression d’une gestion décentralisée des territoires.
En d’autres termes, les régions, départements et communes de France sont eux aussi des composantes de la République et de l’État ; non des entités sui generis comme les Länder allemands, tirant leur légitimité de siècles d’existence autonome avant que, en 1871, la nation allemande ne prenne enfin la forme d’un État.
La France a été bâtie par la main de l’État, siècle après siècle, tantôt par le glaive et les conquêtes, tantôt par mariage et accueil de territoires nouveaux. Toujours, la monarchie puis la République ont veillé à faire de la France une nation unique, signifiant bien davantage qu’une simple juxtaposition de particularismes locaux. L’affirmation du pouvoir central sur les périphéries a permis le rayonnement de notre langue, la construction d’une nation ouverte, reposant sur les principes de liberté, d’égalité et de fraternité.
Qu’est-ce qu’une nation ? Ernest Renan, lors d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1882, déclarait ceci : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
Le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu fixent assurément, monsieur le ministre, les bases et les bornes de la réforme territoriale de notre pays, qui doit, à mon sens, en respecter l’esprit.
Cet héritage vivant est celui de la Révolution française ; celui qui a émancipé chaque petit Français de ses origines régionales, de son patois local qui l’attachait pour la vie à une terre, en lui offrant ce merveilleux véhicule de liberté et d’ascension sociale qu’est la langue française.
Les régions, héritage des provinces de l’Ancien Régime, ont longtemps suscité la méfiance de celles et de ceux qui croyaient en l’État pour donner corps aux principes républicains.
Dans cette fresque haute en couleur qu’est le roman national, trois entités tiennent un rôle majeur : les communes, les départements, l’État. Constamment, la régionalisation est refusée, tout au long du XIXe siècle, malgré les appels de certains, dont Charles Maurras qui clamait, en 1892 : « Nous voulons délivrer de leurs cages départementales les âmes de nos provinces […]. Nous sommes autonomistes, nous sommes fédéralistes. »
Monsieur le ministre, mes chers collègues, pour fixer un cap, il est nécessaire de savoir précisément d’où l’on vient.
Alors que, depuis une dizaine d’années, le département fait figure de « mouton noir » de la République, gratifié par d’innombrables articles de presse et déclarations de personnalités politiques éminentes d’épithètes telles qu’« obsolète », « coûteux », voire, plus récemment, « inutile », je veux rappeler avec force au Sénat que le département et le conseil général appartiennent non seulement à l’ADN de notre histoire républicaine, mais aussi à son avenir.
Le Gouvernement n’a pas démontré en quoi leur suppression, à tout le moins leur affaiblissement, permettrait la moindre économie. Au pays des Lumières, je forme le vœu que les ministres développent devant le Parlement un raisonnement objectif et construit, inspiré par le seul intérêt national.
Le Gouvernement réserve des leçons de gestion aux conseils généraux et aux communes, lui qui sait comme personne leur transférer de nouvelles charges, qu’il s’agisse du domaine social, avec les hausses du RSA que nous apprenons en lisant la presse, ou de la réforme des rythmes scolaires, qui laisse les élus locaux désemparés. Mettez la parole en cohérence avec les actes !
Pour l’avenir, le Gouvernement nous propose de grandes régions, immenses et puissantes, aux côtés desquelles existeraient des métropoles, véritables concentrés de pouvoirs cumulant les responsabilités des communes, celles du conseil général et même celles de la région ! Cela donne le vertige.
Comme l’écrivait Montesquieu dans De l’Esprit des lois, « pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Alors que, au nom d’un idéal démocratique, le Gouvernement et sa majorité interdisent le cumul des mandats – c’est-à-dire de responsabilités reposant sur les mêmes personnes –, ils organisent ce même cumul des responsabilités sur les épaules des futurs présidents de région et des présidents de métropole, recréant, alors que le pays est confronté à une immense crise économique, la puissance des provinces d’Ancien Régime et leurs dérives.
Et le conseil général, dans tout cela ?
S’agissant de la redéfinition des cartes régionales, le droit d’option doit permettre d’ajuster, dans les prochaines années, le périmètre des nouvelles régions aux réalités des coopérations territoriales. Si l’État maintient des compétences fortes aux conseils généraux, ils peuvent continuer à être les garants de l’équilibre entre l’urbain et le rural et à relayer efficacement ses politiques publiques dans les territoires. Plus les grandes régions auront de poids, et plus les départements resteront nécessaires.
Si les quinze nouvelles régions sont compétentes pour l’économie, les investissements d’avenir, la compétitivité et l’innovation, les départements doivent gérer, de l’avis des quarante et un présidents de conseil général de la droite, du centre et des indépendants, l’ensemble des compétences de proximité : non seulement conserver les routes, les collèges et les transports scolaires, mais aussi gérer les lycées et assumer les missions d’assistance technique nécessaires aux communes et à leurs groupements. M. le Premier ministre en a parlé tout à l’heure.
D’ailleurs, l’État ne s’y trompe pas, comme en attestent le maintien du maillage territorial des préfets et des sous-préfets et le renforcement considérable des pouvoirs des préfets pour modifier la carte intercommunale et supprimer nombre de syndicats de communes.
L’État, n’en déplaise aux régions, s’occupe directement des grandes questions économiques dès qu’un sinistre industriel menace, dès qu’une opportunité existe à l’export pour telle ou telle entreprise, dès qu’une négociation de haut niveau avec des investisseurs étrangers est nécessaire. Demain, il doit, à mon sens, conserver cette capacité d’action, car lui seul détient la légitimité pour s’occuper des grandes questions.
Les conseils généraux ne font pas la politique du paon ni, pour paraphraser La Fontaine, ne jouent la fable de la grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf. Ils ne se piquent pas non plus d’incarner une pseudo-identité régionale. Ils sont utiles, tout simplement, par les services concrets et efficaces qu’ils rendent à nos concitoyens : c’est là leur seule fierté. Au quotidien, ils veillent à faire arriver à l’heure les enfants en classe, à chauffer, entretenir et moderniser les collèges, à maintenir un réseau routier en bon état, à aider nos concitoyens les plus fragiles, surtout. Je pense aux personnes âgées ou handicapées, aux enfants et aux jeunes, aux personnes en rupture d’insertion.