Intervention de Christian de Perthuis

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Enjeux de la fiscalité écologique et de la conférence paris climat 2015 cop21 — Audition de M. Christian de Perthuis président du conseil scientifique de la chaire économie du climat

Christian de Perthuis :

Comment faire lorsqu'on fait face à plusieurs externalités environnementales qui ne vont pas toujours dans le même sens ? La question du diesel et des particules est à ce titre emblématique. Nous avons tendance à l'aborder, en France, sous un mode polémique ou idéologique. Si l'on réalise une tarification environnementale au litre, c'est simple : dans un litre de diesel, il y a 15 % de CO2 en plus que dans un litre d'essence. C'est mathématique. Pour les particules, c'est beaucoup plus compliqué. Le diesel n'est pas le seul à émettre des particules. Le fioul domestique et le fioul lourd émettent des particules ; c'est le cas également de la biomasse. Quel est le bon instrument pour tarifer les nuisances liées aux émissions de particules venant des véhicules ? Le bon système est le péage. Les véhicules n'émettent pas les mêmes quantités de particules selon leurs équipements : on ne peut donc pas tarifer correctement la nuisance par le prix du carburant. En revanche, avec les progrès de la technologie, il est possible de tarifer de manière plus fine. C'est pour cette raison que l'écotaxe était une tentative intéressante, qui avait au départ fait l'objet d'un grand consensus. Cet outil permettait de tracer les déplacements en prenant en compte la qualité technique des véhicules et l'usage. C'est ce qu'il faut, en particulier dans les villes. À ce titre, l'exemple du péage urbain de Stockholm est très intéressant. Il est calibré en fonction de l'usage, de l'heure de pointe et il fonctionne bien. Le système est socialement équitable dans la mesure où le produit du péage est utilisé pour favoriser l'accès des personnes aux transports en commun.

Concernant le bonus-malus, il est effectivement aujourd'hui favorable au diesel.

En matière de taxation du carbone, la Suède est un cas d'école. Chaque ménage paie une taxe carbone d'environ 110 euros par tonne de CO2 lorsqu'il utilise de l'énergie fossile pour se chauffer ou pour se déplacer. Dans ce pays, la montée en régime de la taxation environnementale s'est faite dans un contexte de réforme fiscale globale qui a conduit à baisser le niveau des prélèvements obligatoires. Du point de vue des performances macroéconomiques de la Suède, la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB place le pays au troisième rang de performance des pays de l'OCDE. La taxation carbone n'a donc pas détruit l'industrie ; l'industrie s'est reconvertie, en s'appuyant sur le développement de la richesse locale qu'est la biomasse.

Faut-il prendre une assiette fondée sur la consommation ou la production ? Il est en théorie préférable d'avoir une taxe au carbone ajouté, au niveau final. Le problème est qu'il n'existe pas de comptabilité microéconomique des flux de carbone. Malgré le caractère imparfait de l'assiette utilisée aujourd'hui, j'ai toujours considéré qu'il valait mieux mettre en place un système plutôt que de reporter l'action dans le futur.

Ce principe vaut aussi pour les négociations internationales. J'ai discuté encore récemment avec des collègues chinois. Ils proposent de signer un accord climatique sur la base des émissions liées aux habitudes de consommation : une grande partie des émissions reviendrait dans cette approche aux pays de l'OCDE. Ce raisonnement risque d'enliser les négociations pour plusieurs années avant de pouvoir mettre en place des mesures. Par ailleurs, la Chine porte également une part de la responsabilité dans le développement de ses industries d'exportation. Il faut quitter la vision dualiste, du monde en développement opposé au monde riche. Je n'ai jamais pour ma part considéré qu'on développerait les pays d'Afrique par de l'aide. Le développement passera par un co-développement. L'aide au développement implique le respect mais pas la déresponsabilisation des partenaires, notamment sur les choix de production ou les choix sociaux.

Le G77 est évidemment important dans les négociations internationales. La gouvernance de ces négociations est aujourd'hui dans un système qui ressemble aux coopératives agricoles... Chaque pays dispose d'une voix, et les prises de décision se font au consensus. Il est important qu'il y ait une instance des Nations unies dans laquelle chaque pays ait une voix. Pour autant, face à la réalité du risque climatique, on ne peut pas mettre sur le même plan les États-Unis ou la Chine et les petits États insulaires. Il nous faut trouver une géométrie variable dans la négociation. Il faut coupler des accords entre les gros émetteurs de CO2 avec la redistribution envers les petits émetteurs. C'est le sens du bonus-malus mondial que nous proposons. La difficulté de notre proposition est cependant qu'il faudrait faire payer non seulement les pays riches, mais aussi les pays émergents d'Asie et les pays pétroliers.

Qui affectera les quotas sur le marché mondial du carbone ? Sur le plan économique, il est important qu'il y ait un signal-prix du carbone, c'est-à-dire qu'un nombre croissant d'émetteurs de CO2 paient le coût du changement climatique associé à chacune de leurs émissions. Qu'on atteigne cet objectif par un mécanisme de marché ou une taxe est pour moi une question secondaire.

Lorsqu'on veut mettre en place un dispositif de tarification pour les émissions diffuses dans un pays comme la France, il est plus facile de mettre en place une taxe qu'un marché. Il est plus simple de partir d'un impôt existant en élargissant son assiette au carbone, plutôt que d'en créer un nouveau. Depuis 1990, on essaye de faire la même chose au plan européen. Entre 1990 et 1997, la proposition de la Commission européenne était de mettre en place, pour l'énergie et la grande industrie, une taxe sur le CO2 harmonisée, mais elle n'a jamais abouti, à cause du droit de veto du Royaume-Uni notamment. Pratiquement, aujourd'hui, il est impossible de mettre en place un dispositif de tarification du carbone via une taxe à l'intérieur de l'Europe. Pour mettre en place une taxe, il faut l'unanimité. Or, pour mettre en place un marché de permis, il faut une majorité qualifiée. Sur le plan international, c'est encore pire. Donc, d'un point de vue pragmatique, la tarification du carbone au niveau international passe par des marchés de permis plutôt que par des taxes. En outre, en Chine et aux États-Unis, la question d'une taxe carbone n'est même pas envisageable.

Le système mis en place en Europe ne fonctionne pas car il y a un problème de gouvernance et une absence de leadership politique. Une bonne illustration de cette difficulté est la réforme proposée par la Commission européenne visant à changer le calendrier des enchères, est en cours de négociation depuis deux ans et demi. Dans n'importe quelle agence du Trésor au monde, lorsqu'on met sur le marché des obligations d'État, le pouvoir de fixer le calendrier est délégué à l'agence spécialisée. D'un côté, on empile une complexité administrative et technocratique à laquelle personne ne comprend plus rien, et de l'autre, il n'y a pas de leadership politique. Or, pour faire la réforme du marché du carbone européen, on a besoin d'un fort leadership politique. Et il faut un principe de délégation à une autorité de régulation indépendante, comme pour la politique monétaire, qui doit avoir une légitimité de compétence. Le dernier problème est celui de l'allocation. On observe en effet que dans un premier temps, par peur que le prix du carbone s'envole, on alloue trop. Sur le mode de l'allocation aussi, il y a des interrogations : est-ce qu'on met des quotas gratuits, auquel cas on rétrocède la valeur du carbone au pollueur, ou est-ce qu'on les met aux enchères ? Les économistes pensent qu'il est préférable d'avoir un système d'enchères. Cette question est très peu traitée.

Au plan international, je ne préconise pas un marché mondial du carbone dès demain. Je suis plutôt favorable à un accord à trois entre États-Unis, Europe et Chine entre 2015 et 2020 pour construire ensemble une plateforme commune de tarification du carbone pour le secteur électrique et pour la grande industrie. À mon avis, cette gouvernance tripartite constituerait le bon niveau politique.

Pour répondre à Evelyne Didier. Actuellement, oui, l'économie d'énergie est le principal levier à court terme, et le plus rapide, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les pays industrialisés. Mais le meilleur levier pour faire des économies durables sur un bien, c'est de le tarifer correctement. Je pense donc que la question de la durabilité des économies d'énergie est liée à celle de la tarification de l'énergie. Pour des politiques, c'est un choix très difficile à faire et à assumer. Il y a là un vrai passage de l'économique au politique.

Est-ce la décroissance que de faire de l'économie d'énergie ? Je suis pour ma part très mal à l'aise avec les économistes de la décroissance. J'ai vécu cinq ans dans des pays en voie de développement et cela n'a aucun sens pour un pays pauvre de dire qu'on veut faire de la décroissance. Certes, il existe une version intelligente de la décroissance, développée par un économiste anglais, la « prosperity without growth », qui veut qu'à partir d'un certain niveau de richesse, la surabondance des biens ne génère plus d'amélioration de bien-être. Selon cette théorie, à partir d'un certain seuil, l'intelligence collective permettrait d'arrêter l'accumulation des biens et le gaspillage pour les transférer vers le sud. J'aime cette idée mais je pense qu'elle n'est pas réaliste pour notre société.

Jean Bizet m'a demandé s'il y avait un bon niveau du prix du carbone. Selon moi, ce n'est pas le niveau auquel on introduit le carbone qui est important mais l'anticipation et le signal donné aux acteurs économiques. À l'époque où j'étais rapporteur d'un des deux groupes Rocard sur la contribution climat - énergie, j'étais effaré par le débat sur le niveau d'introduction du prix du carbone. La vraie question est de savoir ce que les grands opérateurs économiques anticipent, au moment de leurs choix d'investissement, au regard de la valeur du carbone dans plusieurs années.

Il ne faut donc pas introduire un prix mais une trajectoire. Au sein du Comité sur la fiscalité écologique, j'en avais d'ailleurs sciemment fixé une jusqu'en 2020.

Quels sont les points de repère ? Lorsqu'on a un prix du carbone inférieur à 10 euros par tonne, il n'y a pas d'effet particulier ; entre 10 et 35 euros par tonne, des ajustements commencent à être notables dans le secteur électrique. Au-delà, tout dépend des prix relatifs du charbon et du gaz. À partir de 40 euros, les changements sont significatifs dans l'usage des centrales existantes et les choix d'investissements. À partir de 60 euros la tonne, le Carbone capture and storage - c'est-à-dire l'équipement de la centrale électrique dans lequel le carbone est capturé puis réinjecté - commence à être rentabilisé. Des effets massifs de substitution dans l'industrie sont alors ressentis, notamment en faveur de la biomasse ou des productions décentralisées d'énergies renouvelables.

Les technologies actuelles seront dans les prochaines années bousculées du fait, d'une part, du stockage décentralisé de l'électricité, d'autre part, de la révolution de la gestion des données. Avec ces changements technologiques, des prix de carbone même beaucoup plus faibles pourront avoir des effets plus importants sur l'incitation au changement des modes de production et de consommation.

Concernant la dimension européenne de la transition énergétique, il est évident, en absolu, qu'une concertation plus importante sur nos choix énergétiques avec les pays membres de l'Union européenne serait souhaitable. Toutefois, cette concertation est difficile à mener dans la pratique. Les pays européens sont souvent contraints d'envisager les problématiques à des échelles différentes. L'environnement et le changement climatique peuvent néanmoins représenter un ciment, en dépit de nos différences de choix dans le secteur énergétique.

Je n'ai pas encore rencontré le Commissaire européen à l'énergie. Je pense en tout cas que la gestion commune des marchés énergétiques en Europe est fondamentale. On a évoqué cette question - pas toujours de manière heureuse - en ce qui concerne l'électricité, mais il faut aussi l'aborder s'agissant du marché du gaz. Aujourd'hui, l'organisation des infrastructures de transport et de distribution du gaz est aberrante ! L'Europe de l'ouest est suréquipée en la matière, mais ne serait pas en mesure d'approvisionner l'Europe de l'est si la Russie se désistait !

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