Intervention de Thani Mohamed Soilihi

Réunion du 22 janvier 2015 à 9h30
Simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures — Adoption en nouvelle lecture d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Thani Mohamed SoilihiThani Mohamed Soilihi, rapporteur :

S’agissant de la procédure à suivre pour conduire la réforme du droit des contrats, la décision que nous devons prendre aujourd’hui n’est pas facile. On la caricaturerait en opposant un Sénat idéaliste à une Assemblée nationale pragmatique.

À cet égard, je souhaiterais répondre dès à présent à deux arguments qui témoignent, me semble-t-il, d’une mauvaise appréciation de la réalité du travail législatif et des conséquences du recours à l’ordonnance.

Tout d’abord, à l’appui de l’argument de l’impossibilité de faire passer la réforme par voie législative, il a été indiqué que, compte tenu du caractère urgent de la réforme, ce dont nous convenons tous, on ne pourrait se payer le luxe d’un débat parlementaire.

Pourtant, contrairement à ce que l’on croit, la voie la plus rapide est celle du Parlement. Laissons parler l’histoire : la seule réforme récente du droit civil de cette ampleur fut celle des successions. Elle a pris deux jours de séance, pas un de plus, au Sénat comme à l’Assemblée nationale. Du dépôt du projet à son terme : un an tout juste !

À l’inverse, la réforme du droit de la filiation, opérée par ordonnance, a duré sept mois pour la rédaction de l’ordonnance et plus d’un an pour l’adoption du projet de loi de ratification.

Cela fait déjà un an que nous travaillons sur le présent projet de loi. S’il avait été enrichi dès le début de l’ambitieuse réforme que vous préparez, peut-être serions-nous aujourd’hui sur le point de l’adopter définitivement et la réforme serait demain entrée en vigueur. Au lieu de cela, il nous faudra attendre plusieurs mois avant que l’ordonnance soit publiée, et plus longtemps encore avant de la ratifier.

D’ailleurs, à cet égard, il me semble paradoxal, monsieur le secrétaire d’État, que le Gouvernement s’engage en faveur d’un examen complet et attentif du projet de loi de ratification de l’ordonnance, une fois l’ordonnance publiée, mais qu’il estime qu’aucun temps législatif ne pourrait être consacré à l’examen de la réforme elle-même.

En outre, si le Gouvernement juge impossible de trouver du temps pour ce texte dans son ordre du jour prioritaire, il lui reste la ressource de se tourner vers l’ordre du jour parlementaire. Notre collègue Jean-Pierre Sueur, alors président de la commission des lois, avait proposé de prendre des engagements en ce sens.

Nos deux assemblées se sont honorées par le passé à travailler ensemble sur d’importantes réformes du droit civil, par exemple sur les droits du conjoint survivant ou les prescriptions.

Un autre argument est également, me semble-t-il, utilisé parfois indûment. La réforme ne passionnerait pas les foules, et encore moins les parlementaires. Elle serait trop technique et n’intéresserait que les universitaires.

Sur le premier point, un tel argument n’est pas recevable. Les parlementaires que nous sommes se doivent à leur mandat plus qu’à leur confort. Il est irrecevable de délaisser un texte aussi essentiel pour nos concitoyens sous prétexte que, intellectuellement, il ne nous intéresserait pas.

Sur le second point, le caractère « technique » de la réforme est contredit par le fait que cette dernière engage de véritables choix sur notre conception de la société. Quel équilibre retenir entre l’impératif de justice et la liberté contractuelle ? Faut-il donner une préférence à l’exécution à tout prix du contrat ou autoriser la partie la plus faible à s’en désengager ? Faut-il privilégier un droit explicite, mais moins souple, ou un droit plus conceptuel et plus facilement adaptable aux évolutions ?

Enfin, comment passer sous silence que, pour prendre racine dans notre société, une réforme de cette ampleur doit se nourrir de travaux préparatoires denses, susceptibles d’éclairer le juge lorsqu’il aura à interpréter le texte ? Il est nécessaire qu’elle suscite un vaste débat où seront entendus nos grands universitaires. Cela permettra aux parlementaires de prendre un choix plus averti que le choix aveugle que nous commettrions en adoptant l’article 3.

Ces arguments, qu’il me semble justifié d’écarter, sont les seuls que l’on oppose au Sénat. À l’inverse, aucun de ceux que nous avons défendus n’a, me semble-t-il, été sérieusement contesté.

Nous souhaitons que la suppression de l’article 3 soit maintenue. Je ne m’attarderai pas sur la question de principe : l’importance de la réforme pour la société française justifie évidemment que le Parlement en soit saisi.

J’observerai seulement qu’il est étonnant de renoncer aux principes au nom de considérations pragmatiques lorsque des considérations plus pragmatiques encore militent au contraire pour s’y tenir ! J’en ai évoqué quelques-unes précédemment. Je voudrais vous en présenter d’autres. Maintenant que le texte a été plus amplement diffusé, on constate que, en dépit de sa qualité globale, il souffre d’un certain nombre d’imperfections. Le Parlement ne pourra pas les corriger avant la publication de l’ordonnance. Cela montre a contrario l’intérêt d’un débat public comme seul le Parlement peut en organiser.

De manière symbolique, le texte supprime la procédure dite du « retrait litigieux », qui permet à un débiteur dont la dette est cédée à un autre créancier, de la payer, si elle est litigieuse, au prix auquel il l’a achetée. Or ce dispositif de l’article 1699 du code civil permet de couper court à la spéculation en offrant au débiteur d’une créance douteuse la possibilité de s’acquitter au meilleur coût de sa dette, sans léser aucun des créanciers. Pour d’éminents professeurs de droit, cette disposition était une garantie du droit français « contre la spéculation des subprimes ». Allons-nous donc la jeter à l’encan faute d’avoir résolu de nous pencher sur cette réforme sérieusement ?

D’autres exemples pourraient être mentionnés. Je pense à la consécration de l’imprévision, à la rupture unilatérale du contrat ou encore à l’introduction de clauses abusives en droit civil ! Ces idées peuvent être bonnes ; certaines le sont assurément. Mais comment le savoir si nous n’en débattons pas et si nous n’entendons pas tous les intéressés ? Cela se décidera dans le secret des cabinets !

J’observe d’ailleurs que l’Assemblée nationale n’a pas proposé de modifier une virgule du texte de l’habilitation présentée par le Gouvernement. Faut-il considérer qu’elle a accepté par anticipation toutes les options possibles ?

Au nom d’un pragmatisme assumé, j’avancerai un argument supplémentaire.

Une fois l’ordonnance promulguée, elle entrera en vigueur immédiatement. Elle régira donc les contrats conclus sous son empire. Puis, le Parlement viendra un jour la ratifier et en profitera peut-être pour changer certaines dispositions. L’exemple fameux de la réforme de la filiation opérée par ordonnance montre combien il est parfois nécessaire que le Parlement corrige la copie du Gouvernement.

Or, ce faisant, nous créerons un nouveau droit des contrats, appelé à régir ceux qui auront été conclus une fois que nous nous serons prononcés.

La ratification sera alors menacée par deux périls. Si elle porte sur des points importants du texte, cela pourra remettre en cause certains arbitrages. Mais elle créera alors une grande insécurité juridique, puisque les dispositions auront déjà reçu application ; les contrats qui auront été conclus sous leur empire seront remis en question. Si, au contraire, cette ratification ne modifie presque rien, la réforme aura alors totalement échappé au Parlement.

Plutôt que d’avoir ainsi à choisir entre ces deux écueils, il nous paraît plus judicieux de donner à la réforme l’écho et la légitimité qu’elle mérite, en nous en saisissant directement.

Enfin, lorsque l’on constate l’étendue des choix qui s’offrent au pouvoir réglementaire pour cette réforme, on peut raisonnablement douter que les termes soient suffisamment précis pour satisfaire aux exigences constitutionnelles. Que signifie « clarifier » les règles relatives à la durée du contrat ? Que faut-il entendre par « modernisation » des règles applicables à la gestion d’affaires et au paiement de l’indu ? Préciser les règles relatives aux effets du contrat entre les parties et à l’égard des tiers, cela signifie-t-il être autorisé à modifier complètement les règles actuelles et à invalider certaines jurisprudences ? Présenter les exceptions au principe du consensualisme permet-il d’en exclure ou d’en modifier certaines ?

Certes, le Gouvernement n’est pas tenu de présenter au Parlement le texte des ordonnances qu’il compte prendre. Toutefois, au vu des sujets débattus et de l’ensemble des options possibles, les termes retenus pour l’habilitation, en dépit de la précision de certains, sont dans leur ensemble trop généraux pour permettre au Parlement, qui habiliterait ainsi le Gouvernement, d’anticiper les choix qui s’offrent à lui et de limiter son pouvoir d’appréciation. Compte tenu de l’ampleur de la réforme, de la multitude des sujets évoqués et de l’imprécision de la plupart des formulations, la question de la constitutionnalité de l’habilitation pourrait ainsi se poser.

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