Intervention de Jean-Baptiste Lemoyne

Réunion du 3 février 2015 à 14h30
Accords commerciaux entre l'union européenne le canada et les états-unis — Adoption d'une proposition de résolution européenne dans le texte de la commission

Photo de Jean-Baptiste LemoyneJean-Baptiste Lemoyne :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, après les interventions précises et détaillées de l’auteur de la proposition de résolution, de M. le rapporteur de la commission des affaires économiques, de M. le président de la commission des affaires européennes, de M. le secrétaire d’État et des différents orateurs, je n’éviterai pas les redites, d’autant que cette proposition de résolution européenne suscite un très large accord sur l’ensemble de nos travées.

Mon propos sera principalement centré sur le traité relatif aux relations entre l’Union européenne et les États-Unis.

Au moment où nous parlons, les délégations européenne et américaine sont en train de négocier le projet de traité transatlantique. Un nouveau cycle de discussions a débuté hier à Bruxelles. Si la France et les Français ne veulent pas se réveiller avec la « gueule de bois » – pardonnez-moi l’expression – une fois l’accord conclu, mieux vaut s’y intéresser de près.

Je me réjouis que le Sénat y ait déjà consacré plusieurs séances : le 9 juin 2013 sur l’ouverture des négociations, le 24 octobre dernier à l’occasion d’une séance de questions cribles. Je salue l’engagement constant d’un certain nombre de nos collègues, notamment des présidents Bizet et Lenoir, mais aussi, par le passé, de Jean Arthuis.

C’est un sujet sur lequel j’ai pu mesurer l’inquiétude de nombreux producteurs, de chefs d’entreprise, d’ouvriers, d’élus locaux, dont je me fais volontiers le porte-voix cet après-midi.

Lors des débats précédents, comme à l’instant encore par votre voix, monsieur le secrétaire d'État, le Gouvernement s’est voulu rassurant quant à sa mobilisation pour défendre un certain nombre de nos filières d’excellence, par exemple dans l’agriculture et les industries agroalimentaires. J’imagine, monsieur le secrétaire d'État, que vous n’êtes pas insensible à la défense d’une indication géographique protégée comme celle du pruneau d’Agen. §Bien sûr, mobilisés, nous le sommes tous pour défendre nos produits.

Le Gouvernement s’est également voulu rassurant quant aux modalités de ratification du traité conditionnant l’entrée en vigueur de tout accord. Vous nous assurez du caractère mixte de celui-ci. C’est ce qui permettra au Parlement français d’avoir voix au chapitre : il aura la possibilité de voter, ou non, la ratification.

Enfin, le Gouvernement s’est voulu rassurant quant au fait que des informations relatives aux négociations nous seraient communiquées régulièrement. La Commission européenne a enfin rendu publics un certain nombre de documents, début janvier. Il était temps !

Malheureusement, des zones d’ombre continuent à susciter l’inquiétude. C’est le cas de la clause de règlement des différends entre investisseurs et États. La proposition de résolution que nous étudions aujourd’hui nous permet de réaffirmer notre préoccupation sur ce point-clé des négociations.

Si la France n’est pas une île et est engagée dans une compétition mondiale, dont elle doit aussi tirer profit, pour autant, nous ne devons pas nous désarmer unilatéralement. Or systématiser le recours à des procédures arbitrales entre investisseurs et États, sachant que les décisions de ces tribunaux arbitraux ne seraient pas susceptibles de faire l’objet d’un appel, ce serait précisément nous désarmer.

Notre assemblée avait d’ailleurs exprimé avec force, dès le mois de juin 2013, à l’occasion du vote sur la résolution relative au mandat de négociation, son souhait que celle-ci exclue tout dispositif d’arbitrage pour le règlement des différends entre investisseurs et États. Si l’arbitrage prenait le pas sur les juridictions ordinaires, nationales ou supranationales, ne serait-ce pas abdiquer purement et simplement une partie de notre souveraineté ?

Si le rôle des entreprises est de produire des biens, celui des États est notamment de produire du droit. Il s’agit, pour un État, non de créer un amas de normes, mais d’édicter des règles du jeu qu’il est capable de faire respecter pour garantir les principes fondamentaux de propriété, de liberté, d’équité.

Dessaisir les pays de la capacité de faire respecter leur droit interne via ces dispositifs d’arbitrage, cela revient à instaurer un régime s’apparentant à la loi du plus fort, alors même que, par la force des choses et des chiffres, les États sont de plus en plus des structures interstitielles, résiduelles, en regard de la force de frappe d’un certain nombre d’entreprises multinationales, dont le chiffre d’affaires équivaut parfois au PIB de certains pays.

Des exemples de mise en œuvre de ces mécanismes d’arbitrage issus d’accords bilatéraux sont là pour témoigner de leurs conséquences, notamment financières, pour les pays. Plusieurs affaires ont déjà été évoquées : Philip Morris contre l’Uruguay ou Vattenfall contre l’Allemagne. Voilà à quoi peut conduire ce type de procédure…

Les défenseurs de cette clause dite « ISDS », Investor-state dispute settlement, affirmeront que le recours à l’arbitrage privé en cas de litige existe depuis longtemps. Cependant, vous l’avez souligné, monsieur le secrétaire d'État, il y a des différences fondamentales entre les droits continentaux et le droit anglo-saxon. Les réduire n’est pas une mince affaire.

Suffirait-il, pour attaquer, qu’une société envisage la politique publique mise en œuvre par un État sur son territoire comme un préjudice économique ? Reconnaissons que cette notion juridique est quelque peu baroque dans notre droit, qui ne connaît pas de catégories de préjudices : chez nous, il y a préjudice ou il n’y a pas préjudice. Nous n’avons donc pas les mêmes définitions juridiques que les Anglo-Saxons.

À tout le moins, la procédure d’arbitrage doit être sérieusement encadrée, si toutefois elle n’était pas expurgée du traité au profit d’autres procédures de règlement – des pistes ont été esquissées –, au besoin en ayant recours aux juridictions ordinaires.

Si nous avons confié à l’Union européenne le pouvoir de se substituer aux États membres en matière de commerce extérieur, notamment, il ne saurait être question de lui donner les pleins pouvoirs pour ratifier un traité qui, à terme, aboutirait à un dessaisissement de notre capacité à décider de nos politiques publiques.

Bref, il est hors de question de donner un blanc-seing à un accord qui nous empêcherait d’être « maîtres chez nous », pour reprendre justement le terme forgé en 1962 par le Premier ministre québécois Jean Lesage, pourtant libéral.

Nombre de pays européens, et non des moindres, partagent ces craintes. Ainsi, en Allemagne, une étude menée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung révélait en 2014 que le TTIP était l’une des quatre craintes majeures de la population pour 2015 en ce qu’il porterait atteinte aux standards de qualité allemands.

Loin de moi de plaider en faveur du repli ou de l’autarcie, mais nous ne devons pas être naïfs. Nous vivons dans un monde marqué par la guerre économique.

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