Intervention de Jean-Marc Jancovici

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 17 décembre 2014 : 1ère réunion
Transition énergétique pour la croissance verte — Table ronde de think tanks

Jean-Marc Jancovici :

The Shift Project est presque ici par accident. Nous avons en effet vocation à nous adresser avant tout au monde économique, à la différence de nos collègues ici présents, et non en premier lieu au monde politique ou aux Français. Notre nom anglophone s'explique par notre orientation européenne.

On a, tout à l'heure, évoqué une logique allant du haut vers le bas. Il faut également s'intéresser à ce qui se passe à l'échelon européen. La France n'est pas seule au monde, un certain nombre de textes européens encadrant ce que nous pouvons faire.

En outre, les Français ne décident malheureusement pas seuls de la quantité de pétrole et de gaz qu'ils veulent consommer.

Le tropisme de The Shift Project tend vers l'économie. Notre écosystème premier, c'est le monde économique, qui a envie de réconcilier la préservation de notre maison commune avec une fiche de paye. Nos concitoyens, se préoccupent en ce moment beaucoup de leur fiche de paye. Tous les sondages expliquent leur attachement à l'environnement mais, en votant avec leurs pieds, ils agissent différemment, ce qui est normal : le monde économique a une importance centrale dans les démocraties. Savoir si on souhaite ou non ces réformes est un débat aujourd'hui dépassé !

L'idée un peu folle de The Shift Project est d'essayer de réconcilier des objectifs environnementaux, qui ont souvent, tels qu'on les voit, un substrat scientifique fort, avec des objectifs économiques : si, dans un monde qui préserve l'environnement, on n'est pas capable de dire à qui on donne une fiche de paye, et pour quoi faire, on reste dans le débat de surface et on n'a pas beaucoup avancé !

Quelques éclairages généraux sur l'énergie et la transition énergétique...

Je rappelle tout d'abord que l'énergie, avant d'être un sujet de débat, constitue une grandeur physique qui mesure les flux, qu'il s'agisse de chaleur, de mouvement, ou de réaction chimique. Sans énergie, il n'existe pas de vie, pas d'économie, pas d'évolution ; inversement, plus il y a d'énergie, plus il se passe de choses autour de nous.

La consommation d'énergie d'un individu n'est donc rien d'autre que son aptitude à modifier l'espace qui l'environne : plus il a d'énergie, plus il peut déplacer d'objets, plus il peut les chauffer, les refroidir, plus il peut transformer de choses, etc.

Cela signifie, soit dit en passant, que l'énergie propre est, par définition, impossible à mettre en oeuvre. Demeurer propre, c'est ne rien faire ; disposer de beaucoup d'énergie, c'est réaliser énormément de transformations. Les énergies propres sont des énergies infinitésimales. Dès qu'elles cessent de l'être, elles ne sont plus propres.

Enfin, l'énergie permet aux machines de fonctionner. Une usine avec des machines et des ouvriers, mais sans énergie, ne peut produire. Une voiture sans pétrole ne permet pas de se déplacer, etc. L'énergie est donc un des éléments indispensables au fonctionnement du monde industriel dans lequel nous vivons.

Le parc de machines qui nous environnent représente, en France, cinq cents fois la puissance musculaire de la population. La puissance à l'oeuvre en permanence des réfrigérateurs, des pompes qui amènent l'eau jusqu'à nous, des voitures, de l'éclairage, des usines qui fabriquent nos vêtements et nos chaises, etc., si on l'additionne, représente la puissance musculaire de la population.

Cela signifie que la puissance économique est, en première approximation, fonction du nombre de machines et de la quantité d'énergie qu'elles consomment, et non fonction de la taille de la population !

C'est la raison pour laquelle la production économique de la France a pu, pendant un siècle, dépasser celle de la Chine, alors que nous sommes bien moins nombreux que les Chinois. Le jour où le nombre de machines par personne, en Chine, deviendra équivalent au nombre de machine par personne en France, le PIB chinois représentera vingt fois le PIB français et je ne vois pas comment y échapper !

L'énergie, c'est ce qui permet à la civilisation industrielle de gérer les flux et la contrepartie économique de ces flux. Une loi de transition sur l'énergie, c'est en fait une loi de transition, sur l'organisation de la société, sur le pouvoir d'achat, sur la part des diverses activités économiques, sur la géopolitique, sur l'Europe, sur l'espérance de vie, sur l'éducation et la qualité des soins.

Le document que nous avons distribué indique que l'essentiel de l'énergie qui permet à la France de fonctionner provient des hydrocarbures, très loin devant l'électricité.

La matière qui permet à l'énergie d'être disponible en France provient à 45 % du pétrole, qui n'est pas produit en France, à 25 % du gaz, qui n'est pas produit en France, et enfin du nucléaire. L'uranium n'est pas non plus produit en France mais, alors que nos importations de pétrole et de gaz nous ont coûté l'an passé 70 milliards d'euros, l'uranium nous est revenu à 1 milliard d'euros ! Certes, on importe, mais les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes : même le charbon nous coûte plus cher que l'uranium.

Bien évidemment, ce sont les combustibles fossiles qui sont à l'origine de la quasi-totalité des émissions de CO2. L'électricité non fossile, quelle qu'elle soit, n'y concourt que peu, sauf au moment de la production, et éventuellement dans le cadre des cycles amont et aval.

La consommation de pétrole et de gaz est déjà en décrue en Europe, d'environ de 2 % par an : la production de la mer du Nord est en déclin, et la production mondiale, nonobstant les gaz et les pétroles de schistes, est à peu près étale depuis 2005. La part importée de l'Europe est donc en baisse, la consommation domestique de pays producteurs et la consommation des pays émergents étant en hausse.

Si l'on se penche sur la quantité de pétrole consommée dans le monde et sur le prix du pétrole sur un siècle, on observe qu'il n'existe pas de lien entre la quantité disponible et le prix, même si cela peut paraître étonnant. Affirmer que, le prix du pétrole baissant, on va pouvoir en disposer de grandes quantités est faux ! De même, il est faux de prétendre que, le prix du pétrole augmentant, on risque d'en manquer. Il suffit de se référer aux séries longues pour s'en convaincre. Je suis d'accord avec Géraud Guibert : ce qui s'annonce, c'est le prochain choc et la prochaine récession !

La loi de transition énergétique doit malheureusement s'inscrire dans un paysage économique qui sera désormais sans croissance, voire en récession structurelle. Supposer que l'on va disposer de davantage d'argent public et que l'on va pouvoir conserver tous les usages publics dont on bénéficie déjà, tout en finançant des dépenses supplémentaires, est loin d'être évident. Cela peut aller de pair avec un endettement croissant, s'il est affecté à quelque chose que l'on estime indispensable mais, un jour ou l'autre, l'endettement croissant, dans une économie sans croissance, se solde par de l'hyperinflation ou du défaut de paiement.

Le gaz est également en déclin en Europe depuis 2005 ; j'attire votre attention sur le fait que, pour le gaz comme pour le pétrole, le déclin a démarré avant la faillite de Lehman Brothers. Je ne souscris pas à l'idée que l'on consomme moins de pétrole du fait de la crise. Nous avons d'abord disposé de moins de pétrole, puis nous avons subi la crise.

Vous le savez, puisque vous votez tous les ans le budget de la nation : l'endettement de l'État et l'augmentation du chômage, difficiles à endiguer dans ce pays, ont débuté depuis que la production mondiale du pétrole s'est fortement ralentie, lors des chocs pétroliers de 1974 et 1979.

Les flux industriels, dans tous les pays de l'OCDE, sauf aux États-Unis, sont à la baisse depuis 2007, et l'approvisionnement énergétique des pays de l'OCDE a tendance à baisser. La France est dans la moyenne des autres pays en matière de dépenses d'importation de pétrole et de gaz depuis vingt ans. Il ne s'agit donc pas de petites sommes.

La loi de transition énergétique devrait avoir pour objectif de débarrasser l'économie française du pétrole et du gaz, ce qui n'est pas le cas ! Il s'agit en effet essentiellement d'une loi sur l'électricité qui, de notre point de vue, ne pose pas de problème majeur pour le moment.

Pourquoi en est-on arrivé là ? Vous le savez, les grands objectifs de campagne ne correspondent pas nécessairement à l'application de la règle de trois !

Nous proposons donc de décarboner l'économie, pour une très large part grâce à des économies et, pour une part non négligeable, par un changement de mix énergétique. The Shift Project n'est pas favorable à la baisse du nucléaire. Nous estimons que ce n'est pas la priorité dans le contexte actuel, loin s'en faut !

Notre philosophie générale est que nous sommes désormais dans une course contre la montre. Si l'on reste les bras croisés, on ne peut préserver le pouvoir d'achat, ni le PIB français. On assiste à sa lente érosion, du fait de la décrue du pétrole et du gaz. Le temps joue contre nous.

Par ailleurs, tout argent dépensé là où ce n'est pas utile, par effet d'éviction, supprime la possibilité de le dépenser là où il est nécessaire. Dans un monde en croissance, on peut faire à la fois des choses intelligentes et commettre des erreurs ; dans un monde sans croissance, plus on commet d'erreurs, moins on fait des choses intelligentes !

Dans le domaine du bâtiment, nous proposons d'obliger les propriétaires, dès qu'ils rénovent leur bâtiment, à tenir compte de la performance thermique. Tout le monde devra y passer ! Un minimum de performance doit être respecté pour les bâtiments, au fur à mesure que le temps passe. Ainsi, en 2022, on ne comptera plus aucun bâtiment de classe G, en 2025 plus aucun bâtiment de classe F, etc.

Nous proposons de concentrer les aides sur ceux qui ne peuvent faire face économiquement à cette obligation. Le cadre supérieur n'a pas besoin de crédit d'impôt : cela ne sert à rien et n'engendre que des effets d'aubaine.

Cela étant, dès que l'on mélange plusieurs objectifs dans une même politique, on a de bonnes chances de n'en atteindre aucun ! Je le dis s'agissant de la difficile question de la précarité énergétique, dont on a tendance à penser qu'elle ne peut se traiter que grâce au prix de l'énergie. C'est la dernière des choses à faire ! On le sait depuis vingt ou trente ans...

S'agissant du tertiaire public, nous avons fortement appuyé un projet qui se trouvait en très bonne place dans les propositions faites par la France à la Commission européenne, dans le cadre du plan Junker consacré à la société de financement de la transition énergétique (SFTE), initié avec la fondation Nicolas Hulot. Ce plan vise à profiter de la Société de financement de l'économie française (SFEF), mécanisme mis en place pour le sauvetage des banques, à la suite de la faillite de Lehman Brothers. Il s'agit de faire intervenir la garantie publique, non consolidée dans Maastricht, pour obtenir des financements à de très bas taux, en vue de rénover le tertiaire public. Celui-ci présente l'énorme avantage d'offrir de très grandes surfaces d'un seul tenant, permettant ainsi aux gros acteurs du bâtiment d'intervenir. Ce sont les seuls à pouvoir se lancer les premiers dans un tel projet. L'APHP offre ainsi des dizaines de milliers de mètres carrés, qui peuvent représenter de très gros marchés, dans le cadre de partenariats public-privé (PPP), les grandes entreprises pouvant prendre le risque de la performance.

En second lieu, nous appuyons la mesure visant à décarboner les transports. On peut le faire de trois manières, l'électricité étant la dernière.

L'utilisation de la voiture entre le domicile et le travail représente un tiers des déplacements, la mobilité quotidienne un autre tiers, les déplacements sur de longues distances le dernier tiers. L'essentiel, pour la stabilité sociale du pays, réside dans les déplacements entre le domicile et le travail. Il faut donc massifier les réseaux de bus express autour des grandes villes. En terme de capital investi, c'est la façon d'agir la plus efficace et même de très loin. Cela permet d'utiliser la route, infrastructure déjà existante.

Il faut également abaisser fortement la consommation des véhicules neufs et permettre aux personnes qui ont peu de moyens d'acheter des véhicules consommant 2 litres de carburant aux 100 kilomètres. Cela ne se fera pas grâce aux mécanismes du marché. Il faut donc les y aider. La concurrence libre et non faussée ne permet pas de gérer les problèmes à cinquante ans...

Il convient par ailleurs de rétablir simultanément la vignette pour les véhicules qui consomment énormément.

Il est en outre nécessaire de préserver le transport interurbain en le basculant sur le train. Les échanges, c'est la paix, pour paraphraser Jean Monnet ! On doit donc conserver un flux d'échanges entre les grandes métropoles européennes en recourant au transport ferroviaire. La notion de paix n'est jamais prise en compte dans les bilans socio-économiques des transports...

Enfin, l'on doit décarboner l'industrie. Les flux de production vont de toute façon baisser, l'énergie étant appelée à diminuer. Il convient donc de développer le recyclage, la maintenance. Une partie de l'industrie va donc basculer vers les services. C'est normal : en utilisant les objets plus longtemps, on en fabrique moins.

The Shift Project met par ailleurs en avant la promotion du low-tech. En matière de modularité et de recyclage, plus on fait de la high-tech, plus on a du mal à retrouver dans l'objet les éléments qui peuvent être réutilisés. Paradoxalement, une partie de la solution peut être high-tech et l'autre low-tech.

Je n'ai pas discuté les articles un par un : j'ai tenté de brosser ici un large paysage, qui est celui de l'esprit général de la loi ; je considère malheureusement que celui-ci ne répond absolument pas à l'urgence de la situation. Notre pays s'offre un débat qui est un luxe dont nous n'avons pas les moyens !

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