Intervention de Jean-Jacques Filleul

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 17 décembre 2014 : 1ère réunion
Organismes extra parlementaires — Désignations

Photo de Jean-Jacques FilleulJean-Jacques Filleul :

Notre groupe de travail, vous vous en souvenez, a été créé le 22 octobre dernier, à la suite de l'audition devant la commission de Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence. Durant cette audition, nous avions tous été un peu interloqués par les conclusions de l'Autorité de la concurrence sur la rentabilité exceptionnelle des sociétés d'autoroutes. Cet avis n'était pas unique. Il a été publié un an après un autre rapport, tout aussi critique, de la Cour des comptes, sur les relations entre l'État et les sociétés d'autoroutes.

Vous avez souhaité, Monsieur le Président, que nous cherchions prioritairement à faire des propositions pour l'avenir. Nous ne sommes donc pas revenus sur la privatisation - on connaît bien les critiques qu'elle a suscitées, sur tous les bancs du Parlement -, même si, évidemment, on ne peut pas totalement faire abstraction du passé dans nos analyses.

Depuis le 22 octobre, nous avons essayé d'entendre l'ensemble des parties prenantes, pour avoir une approche équilibrée de la question. Du côté des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA), nous avons entendu les dirigeants des sociétés « historiques » et leurs actionnaires, mais aussi les dirigeants d'une société d'autoroutes récente, Alicorne - les problématiques étant tout à fait différentes pour ces nouvelles sociétés -, un avocat spécialisé dans la défense des SCA, enfin, la Caisse des dépôts, qui a investi dans certaines sociétés d'autoroutes. Du côté de l'administration, nous avons vu la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM), mais Bercy n'a pas accepté de nous rencontrer, ce qui est extrêmement regrettable, compte tenu des enjeux. Nous avons aussi entendu le président de la Commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutes, Christian Descheemaeker, et le président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires, Pierre Cardo. Les attributions de l'ARAF pourraient en effet être élargies au contrôle du secteur routier, par la future loi « Macron ». Nous avons aussi sollicité une nouvelle fois l'Autorité de la concurrence, pour qu'elle puisse nous préciser certains points, à la lumière des auditions que nous avions réalisées. Nous avons également interrogé des économistes, dont le professeur Yves Crozet, ancien directeur du laboratoire d'économie des transports, ainsi que les membres du cabinet Microeconomix, qui ont réalisé une étude sur les différentes hypothèses de rachat des contrats de concession autoroutière. Enfin, nous avons reçu plusieurs associations d'usagers.

Je vous propose de vous présenter le diagnostic que nous avons établi. Mon collègue Louis-Jean de Nicolaÿ évoquera ensuite les pistes d'évolution pour l'avenir.

Les sociétés concessionnaires « historiques » ont été créées à partir de la fin des années 1950, essentiellement sous la forme de sociétés d'économie mixte, les SEMCA, qui ont été privatisées en 2006. Parmi celles-ci figurent les sociétés APRR et AREA, du groupe Eiffage, la SANEF et la SAPN, détenues en majorité par le groupe Abertis, ainsi que les sociétés ASF et ESCOTA, du groupe Vinci. S'y ajoute la société Cofiroute, créée en 1970, qui, elle, a toujours été privée, et dont l'actionnaire est aussi Vinci.

Ces sociétés historiques sont bien différentes des nouveaux concessionnaires apparus à partir des années 2000, tels qu'A'LIENOR, ALIS, ARCOUR, ALICORNE, etc. Ces sociétés exploitent en effet un réseau moins étendu, souvent moins rentable et en tout cas, dans des conditions beaucoup moins avantageuses. Ainsi, les constats réalisés par l'Autorité de la concurrence comme par la Cour des comptes concernent avant tout les sociétés d'autoroutes historiques.

En premier lieu, nous reconnaissons tous la qualité de notre réseau autoroutier et de son entretien par les concessionnaires. C'est un point positif, qui mérite d'emblée d'être souligné. Nous avons sans doute l'un des plus beaux réseaux autoroutiers d'Europe.

Nous avons ensuite pu remarquer qu'à aucun moment, les chiffres de l'Autorité de la concurrence n'ont été contestés. C'est davantage leur interprétation qui fait débat. Pour que sa portée puisse être appréciée de la façon la plus pertinente, au-delà des réactions « à chaud », cet avis doit à notre sens être replacé dans son contexte.

L'un des chiffres-clés de l'avis de l'Autorité de la concurrence, qui a le plus marqué les esprits, est le chiffre de 20-24 %, qui correspond à la rentabilité nette des sociétés d'autoroutes en 2013. Les sociétés d'autoroutes considèrent que ce chiffre n'est pas représentatif de leur activité, dans la mesure où il méconnaît la particularité du modèle de la concession, qui nécessite un investissement lourd au départ, amorti sur toute la durée de la concession. Ce modèle est représenté par une courbe en J : au départ, la société réalise des pertes, qu'elle compense à la fin de la concession par des profits importants. Les sociétés d'autoroutes préfèrent ainsi mettre en avant un autre chiffre, le taux de rentabilité interne des concessions, ou TRI, qui prend en compte la dette d'acquisition. Ce taux est toutefois très difficile à évaluer et sujet à caution - il faut être très attentif sur ce point -, mais il serait de l'ordre de 6 à 8 %. Par ailleurs, si le modèle de la concession est effectivement caractérisé par une courbe en J, il faut rappeler que les sociétés ont été privatisées au moment où elles généraient déjà des profits : elles étaient donc sur la partie positive de la courbe.

Pour y voir plus clair, il faut replacer l'avis de l'Autorité de la concurrence dans son contexte. Celle-ci a répondu à une demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, qui lui a posé une question bien précise, sur l'adéquation des tarifs des péages aux coûts du réseau autoroutier, la régulation du système par l'État, et le jeu de la concurrence, en particulier pour la passation des marchés de travaux. Ainsi, l'Autorité ne s'est pas intéressée au prix de la cession des participations de l'État réalisée en 2006, et n'a pas cherché à savoir si les sociétés avaient alors réalisé une bonne affaire ou non - ce n'est d'ailleurs pas son rôle. Elle a regardé l'activité d'exploitation autoroutière en tant que telle, et ce qu'elle a constaté, c'est que la formule d'indexation des péages sur l'inflation, qui est déconnectée des charges supportées par les SCA, n'est pas pertinente, car elle crée une rente préjudiciable à l'usager. Ainsi, indépendamment du prix d'acquisition des dernières participations publiques dans les anciennes SEMCA, l'activité d'exploitation autoroutière génère une rente, qui n'est pas justifiée par le niveau du risque supporté par les SCA, compte tenu de leur situation de monopole. En effet, le risque-trafic est limité, puisque la clientèle est captive, et le risque lié à la dette est faible aussi, compte tenu des flux de liquidités générés par les péages. D'ailleurs, les mécanismes d'optimisation mis en oeuvre par les SCA, qui ont versé des dividendes exceptionnels à leurs actionnaires et privilégié l'endettement pour leurs investissements, le prouvent. D'après l'Autorité de la concurrence, alors qu'entre 2003 et 2005, les SCA historiques versaient en moyenne moins de 60 % de leurs bénéfices à leurs actionnaires, ce taux est passé à 136 % en moyenne les huit années suivantes (95 % si l'on neutralise les dividendes exceptionnels et les dividendes de Cofiroute, qui a toujours été privée) !

La question est donc de savoir comment on peut revenir sur cette rente injustifiée, qui pénalise en premier lieu l'usager. On peut relever que cette rente bénéficie, aussi, par ricochet, à l'État. D'après les sociétés d'autoroutes, près de 40% de leur chiffre d'affaires revient à l'État (via la TVA, l'impôt sur les sociétés, la fiscalité spécifique applicable aux concessions autoroutières...) ; soit environ 4 milliards d'euros par an. Je ne dis pas que cette ponction de l'État est injustifiée, car elle concerne toutes les activités économiques, mais plus le gâteau est grand, plus la part de l'État l'est.

Certes, cette rente n'aurait pas été aussi élevée sans la privatisation, puisque les acteurs privés ont amélioré leur productivité. Mais le problème principal est que l'État n'a pas modifié le cadre juridique applicable aux concessions lorsqu'il les a privatisées. Il ne s'est aucunement préparé à mener des négociations avec de grands groupes privés, qui savent défendre leurs intérêts, tout en restant dans le cadre légal. Cela s'est vu, en particulier, avec la pratique des contrats de plan. Pour mémoire, ces contrats permettent à l'État d'obtenir des investissements supplémentaires de la part des sociétés d'autoroutes, non prévus dans les contrats de concession initiaux, en échange d'une augmentation des péages, le plus souvent, ou d'une prolongation des concessions. Ils présentent donc un intérêt pour les sociétés d'autoroutes, mais aussi pour l'État impécunieux, qui fait réaliser des travaux sans en assumer le coût.

Or, la Cour des comptes a très clairement démontré que ces contrats ont été systématiquement négociés à l'avantage des concessionnaires, tant sur le champ des opérations compensées, que sur l'évaluation ex ante du prix des travaux.

En ce qui concerne le champ des opérations compensées, un exemple en particulier nous avait marqué, lors de l'audition de M. Lasserre : le télépéage sans arrêt (TSA). D'après la Cour des comptes et l'Autorité de la concurrence, cet investissement n'aurait pas dû être compensé par l'État, car il est probable que les sociétés d'autoroutes l'auraient réalisé de toute façon. Nous avons interrogé les SCA sur cette question, mais aussi la DGITM, qui a négocié les contrats. Ils nous ont tous affirmé que ces investissements n'auraient pas été réalisés sans compensation. Face à des points de vue si divergents, il nous est difficile de nous prononcer sur la question. Mais, sans vouloir anticiper sur l'intervention de mon collègue, on voit bien ici l'intérêt de recueillir l'avis d'une autorité indépendante sur ce type de question.

En ce qui concerne l'évaluation ex ante du prix des travaux, et le calcul de la compensation des SCA, l'État souffre d'une asymétrie d'information qui l'empêche de payer le juste prix. C'est un vrai problème, dont il faut avoir bien conscience. En plus, ces contrats de plan accentuent la déconnexion entre les tarifs des péages et la réalité du coût des autoroutes. En effet, en l'absence de contrat de plan, les tarifs des péages augmentent en moyenne d'un pourcentage équivalent à 70 % de l'inflation, ce qui, déjà, est contestable. Mais lorsqu'un contrat de plan est signé, ces tarifs augmentent de 80 % de l'inflation, plus un reliquat correspondant à la compensation du coût des travaux. Mais pourquoi passe-t-on tout d'un coup de 70 % à 80 % de l'inflation, si les travaux sont compensés par le reliquat ? Cela n'est pas logique.

On le voit, la responsabilité de l'État dans ces dérives est clairement en cause. Si la DGITM réalise un travail conséquent sur le plan technique, pour s'assurer que les opérations réalisées correspondent bien aux normes attendues, en matière de sécurité par exemple, on a l'impression d'un réel vide dès que l'on aborde les questions financières. Celles-ci devraient pourtant être suivies de près, compte tenu du monopole exercé par les SCA.

Un défaut de régulation a aussi été constaté au sujet de la passation des marchés de travaux des SCA. La commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutes est censée veiller au respect des obligations applicables dans ce domaine, après un premier contrôle par les commissions des marchés instituées au sein de chaque société. Mais elle n'a pas les moyens de ses missions. Son nouveau président nous a indiqué qu'il avait écrit aux ministres pour obtenir l'autorisation de publier son rapport et ainsi permettre davantage de transparence dans ce domaine, comme le prévoit le décret qui régit son activité ; il n'a pas eu de réponse. En outre, il ne possède pas l'ensemble des informations nécessaires à un contrôle effectif du respect, par les sociétés, de leurs obligations en termes de passation des marchés. Le seuil de mise en concurrence pour les marchés de travaux est aujourd'hui fixé à deux millions d'euros. Or, la commission nationale des marchés ne parvient pas toujours à obtenir la communication des marchés inférieurs à ce montant, ce qui l'empêche de vérifier que les sociétés n'ont pas fractionné volontairement des marchés de travaux pour échapper aux contraintes de la mise en concurrence.

J'ai été un peu long, mais je crois vous avoir démontré que cette situation ne peut perdurer en l'état. Je laisse la parole à mon collègue pour évoquer les pistes d'évolution.

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