Intervention de Jacques Rapoport

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 11 juin 2014 : 1ère réunion
Réforme ferroviaire — Audition de M. Jacques Rapoport président-directeur général de réseau ferré de france rff

Jacques Rapoport :

Merci de me donner l'occasion de vous présenter ce projet. Je n'ignore évidemment pas que l'actualité est chargée : nous subissons aujourd'hui une grève de la SNCF déclenchée par deux organisations représentatives sur quatre. Cette grève perturbe fortement le trafic.

Ma pensée va vers les voyageurs, mais également vers les chargeurs. J'étais ce matin au Salon du transport et de la mobilité, Porte de Versailles. Les chargeurs m'ont fait part des graves difficultés que génère le fait que leurs trains soient immobilisés. Des millions de nos concitoyens sont également pénalisés par cette situation, qui ne peut évidemment pas être satisfaisante.

Je voudrais vous faire part de ma vision des choses et de l'intérêt de ce projet. Si l'on mène une réforme, c'est que le diagnostic n'est pas satisfaisant, qu'il y a des dysfonctionnements que l'on cherche si possible à résoudre, du moins à réduire.

Ce système est en place depuis 1997. Quel bilan en tirons-nous, dix-sept ans après ? Nous constatons que notre réseau a beaucoup vieilli ; à certains endroits, ce vieillissement frise la dégradation.

RFF est juridiquement propriétaire de ce patrimoine. Nous sommes en fait affectataires d'un bien national, la valeur juridique étant accessoire. Ma responsabilité est de dresser pour la représentation nationale le tableau de l'état dans lequel se trouve ce patrimoine.

Vous le savez - le rapport de la Cour des comptes que vous avez diligenté a fourni quelques éléments - notre réseau s'est beaucoup dégradé, du fait d'un sous-investissement chronique de trente années. Je ne jette pas la pierre à mes prédécesseurs : en 1980, une pause de cinq à dix ans était probablement justifiée, mais celle-ci a duré trente ans.

Depuis cinq à six ans, les investissements ont repris - et c'est une excellente chose - mais ils ont repris prioritairement sur le réseau régional. Il est vrai qu'il s'agissait du plus dégradé mais, de fait, la partie la plus structurante du réseau, celle où circulent 80 % des trains, a continué à vieillir. Après les efforts très importants accomplis en 2013 et 2014, l'âge moyen du réseau va continuer à augmenter.

Nous avons face à nous nous un mur de travaux dont l'impact économique est considérable. Il comporte des enjeux en matière de circulation des trains, avec une qualité de service tendanciellement à la baisse sur les zones les plus denses, notamment en Île-de-France.

Le second élément négatif concerne l'explosion de la dette. RFF enregistre à ce jour 35 milliards d'euros de dette et la SNCF 7 milliards d'euros. Je ne parlerai pas de cette dernière : pour une entreprise qui fait 38 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 7 milliards de dette pour financer le renouvellement de son patrimoine, ce n'est pas grand-chose. Ce serait mieux qu'il y en ait moins, mais cela ne présente pas de risque, dès lors que cette dette sert à financer des investissements, et non à boucher des trous.

En revanche, les 35 milliards d'euros de dette de RFF constituent une dette dont la validité économique est plus que discutable. L'Insee vient de requalifier en dette publique 10,8 milliards d'euros, à partir d'un calcul assez complexe.

Il est clair que cette part publique de la dette va croître dans les années qui viennent. RFF détient donc une dette mixte, avec une part justifiée par le fait que nous avons des péages, que le trafic augmente, et que nous devons financer des investissements. Une part de cette dette est saine, mais une autre ne l'est pas, et nous ne dégageons pas de capacités de remboursement. Par ailleurs, la dette augmente de 3 à 5 milliards d'euros par an. Non seulement le stock est très élevé, mais le flux est également très défavorable.

Pourquoi cette dette augmente-t-elle tant ? Nous avons en fait un volume d'investissement très important : nous investissons sur le réseau ferroviaire comme jamais en France.

Un ordre de grandeur, pour que l'on se rende bien compte : faire fonctionner le réseau coûte 4 milliards d'euros par an, hors frais financiers. Nous investissons 7,5 milliards, soit quasiment 200 % de notre chiffre d'affaires ! Aucune entreprise ne le fait. Nous avons des investissements considérables : les quatre lignes à grande vitesse (LGV) en travaux représentent, à elles seules, une vingtaine de milliards sur cinq ans.

Ce sont des sommes considérables qui sont investies sur le réseau. Or, il n'existe pas d'autofinancement, qu'il s'agisse de celui dégagé par l'exploitation, qui est de quelques centaines de millions d'euros par an, ou des subventions perçues, qui ne sont évidemment pas suffisantes. Il manque donc 3 milliards d'euros, et ceux-ci viennent augmenter un peu plus la dette chaque année.

Ceci va durer jusqu'en 2017, avec la mise en service des quatre LGV ; tout dépendra après de la suite qui sera donnée au programme TGV et à son mode de financement.

Dernier élément auquel je suis très sensible - mais l'opinion l'a également été récemment : la logique système est mal gérée par la SNCF et RFF, comme l'a montré l'affaire des trains trop larges ou des quais trop étroits.

Les gens qui ont agi comme ils l'ont fait ont respecté les instructions que leur donnait leur entreprise, compte tenu de l'objet social de chacune des deux maisons. Dans cette affaire, les intérêts de deux entreprises publiques, qui partagent le même métier, sont exactement contradictoires. L'une gagne, l'autre perd. On a passé deux ans à dire que c'était à l'autre de payer. Au bout du compte, c'est RFF qui a réglé la facture. Le système ne conduit pas seulement à l'affrontement, mais également à la séparation.

Dans certains pays, les deux entités sont séparées, comme en Angleterre, en Belgique, en Espagne. Dans d'autres, comme l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche, la Suisse, les deux entités ne le sont pas. C'est le cas de la moitié des pays européens environ. Les pays qui ne comportent qu'une seule entité ne connaissent pas d'affrontement ; en France, la SNCF et RFF sont non seulement séparées mais se livrent en outre à des affrontements, les intérêts des deux étant opposés !

Le bilan en a déjà été tiré, qu'il s'agisse des Assises du ferroviaire, du rapport de la Cour des comptes, ou de la commission Duron. Je n'insisterai donc pas, mais il est indispensable de rappeler que le statu quo est un danger majeur. On sait que beaucoup de conflits sociaux se sont terminés par le retrait du projet. Or, vous le savez, la dégradation de notre système ferroviaire s'accélérera si le statu quo perdure. C'est là le risque principal, les Assises du ferroviaire l'ont démontré.

Notre système est unique au monde. Les organisations ferroviaires sont extrêmement variables. À l'une des extrémités se trouve l'Angleterre, où il n'existe plus d'opérateur historique, le système ayant été abandonné à la franchise, avec un gestionnaire de réseau qui, après avoir été privatisé, a été nationalisé à nouveau. À l'autre extrémité, on trouve le Japon, la Russie, et même les États-Unis, où les systèmes sont totalement intégrés. Entre les deux, il y a toute la gamme, mais nulle part au monde l'infrastructure n'est coupée en deux, que ce soit dans un système totalement séparé, à l'anglaise, totalement intégré à la japonaise, ou encore à la suisse, ou que ce soit dans des systèmes intermédiaires à l'allemande, à l'italienne ou à l'autrichienne.

Et même dans les pays où la séparation répond à des principes fondamentaux, comme l'Angleterre, où la notion de service public existe peu, on est en train de recréer des liens forts entre les transporteurs et l'infrastructure, car on constate que la séparation nuit à la vision du système.

Le chemin est donc largement tracé. Le choix se résume entre l'unité de l'infrastructure, qui ne fait l'objet d'aucun débat, et le système intégré ou séparé.

Voyons donc ces options. Il en existe trois ; vous ne serez pas surpris d'apprendre que je propose d'en écarter deux pour n'en retenir qu'une. Le premier choix, c'est celui d'une intégration dans une entreprise SNCF unique, un Établissement public industriel et commercial (Epic) unique. Cette solution, je la qualifierais, de façon peut-être provocante, de seconde étape du démantèlement, la première ayant été la création de RFF.

Dans ce système d'intégration complète, il convient de sortir l'allocation des capacités de l'Epic unique, les règles européennes en vigueur prescrivant que cette allocation ne peut être réalisée par une entreprise assurant un service de transport. C'est là le droit communautaire, qui remonte déjà à plusieurs années. Il n'existe pas un seul pays en Europe où l'allocation des sillons soit réalisée par le transporteur. Cela reviendrait à confier la responsabilité de l'allocation des sillons au ministère des transports, à une administration et non à une entreprise ferroviaire !

En tant que technicien ferroviaire et responsable opérationnel, j'indique ici avec la plus grande clarté que ce système ne peut fonctionner. Pourquoi ? Nous avons quinze ans de travaux devant nous ; or, le sujet fondamental, pour notre système ferroviaire, réside dans l'arbitrage entre sillons et travaux, sujet horriblement compliqué. Les présidents de région savent combien il est difficile. Je me souviens des débats que nous avons eus l'année dernière avec la Bourgogne au sujet du Renouvellement Voie Ballast (RVB) : cela nécessite un effort de tous pour aboutir au meilleur compromis. Si ce sont des fonctionnaires qui effectuent cette tâche, je puis vous garantir que cela ne fonctionnera pas.

L'autre option, à l'opposé, réside dans la séparation, qui est promue par beaucoup d'acteurs du ferroviaire, en s'appuyant sur ce qui se passe dans plusieurs pays d'Europe. Outre l'Angleterre, on peut citer la Suède, la Belgique, ou l'Espagne. Je ne suis pas favorable à la séparation, non pour des raisons de principe, mais pour une raison pratique : je constate que nous avons aujourd'hui un opérateur de transports qui effectue 95 % des circulations. Tout le monde sait que, quel que soit le rythme d'ouverture à la concurrence, l'opérateur historique reste dominant très longtemps - sauf en Angleterre, l'opérateur historique ayant été découpé. Partout ailleurs où l'opérateur a été mis en concurrence, celui-ci reste dominant très longtemps, et ce pour une raison simple : c'est un marché où il existe des barrières à l'entrée, le chemin de fer n'est pas une start up. Quelle que soit l'ampleur de la concurrence, les parts de marché de l'opérateur historique régressent très lentement. Voyez l'Allemagne, ou la Suède. Ajoutons que les pays s'arrangent pour que cela aille encore plus doucement. Chacun le sait.

Un opérateur qui détient 95 % du marché est totalement investi dans la logique du système. Un opérateur qui possède 5 ou 10 % du marché veut être compétitif par rapport à ses concurrents. Savoir comment renouveler les postes d'aiguillage qui datent de 1932 n'est pas le problème de Thello. Thello a ses enjeux d'entreprise, qui reposent sur la compétitivité de son produit. Un opérateur qui a 95 % du marché est concerné par le système global, tout comme le gestionnaire d'infrastructures, dont c'est la mission.

Il faut donc une forte intégration entre le transporteur et le gestionnaire d'infrastructures, parce que tous deux poursuivent le même but, qui est le bon fonctionnement du système. Dans un système totalement séparé à l'anglaise, seul le gestionnaire d'infrastructures est en charge de la logique système. Chaque opérateur a les yeux rivés sur sa propre compétitivité. Un opérateur qui détient des parts de marché très élevées est autant concerné que le gestionnaire d'infrastructures. Qui a été sollicité lors de la catastrophe de Brétigny ou de l'affaire des trains soi-disant trop larges ? La SNCF. Aux yeux de l'opinion publique, c'est la SNCF - et c'est fort bien ainsi. Je n'en ressens aucune animosité. (Rires).

Au-delà de la boutade, j'insiste bien : dès lors qu'on a un opérateur dominant, il ne peut y avoir de séparation avec le gestionnaire d'infrastructures, car ceci conduit à l'affrontement - et je ne fais là aucune idéologie.

La solution est celle qui existe en Allemagne, en Italie ou en Autriche : il s'agit de la holding. Pourquoi un groupe intégré et non une entreprise intégrée ? Je l'ai dit à propos de l'allocation des sillons. J'ajoute qu'il existe un autre problème : dans une grande entreprise publique très intégrée, très soudée, on dit souvent que la gestion est centralisée et la stratégie décentralisée, ce qui est évidemment le contraire de ce qu'il faut faire.

L'intérêt du groupe public va au-delà du maintien de l'allocation des sillons dans le groupe, coeur du réacteur. L'autre intérêt du groupe est que l'on ne se pose plus de questions sur le fait de savoir qui garantit la stratégie et qui est en charge des opérations, puisqu'on a une structure en charge du pilotage global, et deux autres en charge de la réalisation. C'est pourquoi, progressivement, toutes les grandes entreprises s'organisent en groupes et non pas seulement en entreprises. Ceci permet une identification claire des responsabilités entre le stratégique, le pilotage global, la responsabilité économique, le choix des investissements stratégiques, assurés par la structure de tête - la holding - et les opérateurs chargés d'assurer la production, garants du bon fonctionnement technique, économique et social de la production.

Nous devons être leader mondial en matière de techniques ferroviaires. Nous le sommes avec la grande vitesse, il faut qu'on le devienne sur la partie du ferroviaire lourd, du « mass transit ». Les villes de 10 à 20 millions d'habitants poussent comme des champignons à travers le monde : le métro ne leur suffit pas. Il faut du transport ferroviaire lourd, de 50 à 100 kilomètres, qui traverse l'agglomération, ce que nous savons faire avec le RER - mais celui-ci a maintenant vingt-cinq ans d'âge. Nous avons donc des enjeux de maîtrise technologique et de leadership mondial en matière de « mass transit » sur le ferroviaire lourd. Nous avons la capacité de le faire : il faut absolument que nous nous investissions dans ce domaine. C'est l'objet essentiel du grand plan de modernisation du réseau. Il nous faut devenir, sur la partie du ferroviaire dense, pour les transports quotidiens, le même champion mondial que celui que nous sommes en matière de grande vitesse.

Qu'attendre de cette réforme, telle que je viens de l'indiquer ? Deux choses. La première est d'améliorer la qualité de services rendus aux usagers, voyageurs et chargeurs. Ce n'est pas par des incantations que l'on redressera le fret dans ce pays, mais parce qu'on aura un réseau qui lui permettra d'être compétitif par rapport à la route. Tant qu'on n'est pas capable d'allouer des sillons de 1 000 kilomètres fiables, pertinents, rapides, efficaces, à cause de travaux et de bouchons, le fret ne se redressera pas.

L'autoroute ferroviaire Bettembourg-Perpignan le montre bien : lorsque l'offre est compétitive, la demande de fret est là. C'est un exemple qui a maintenant déjà une dizaine d'années, avec un taux de remplissage de 80 %, et la perspective de passer de quatre à six allers-retours par jour. Quand l'offre n'est pas compétitive, la demande se reporte sur les camions. La qualité de service se fait donc par la vision système, l'intégration, la conduite des projets, le partage des priorités. C'est le coeur de ce que l'on doit attendre : le redressement d'un réseau vieillissant, et la qualité de services.

Le second objectif réside dans la performance économique, afin de contribuer à la maîtrise de l'endettement. Guillaume Pepy et moi disons que cette réforme, en simplifiant tous nos « process », en réunifiant des entités qui s'affrontent, en offrant une vision à moyen et long termes, doit nous permettre de gagner un milliard d'euros par an, 500 millions d'euros du côté du gestionnaire d'infrastructures et 500 millions d'euros du côté du transporteur.

A la lumière de mon expérience, à la RATP ou à La Poste, je sais que nous avons les 500 millions d'euros de productivité, qui représentent moins de 10 % de notre chiffre d'affaires, grâce à une organisation normale que nous n'avons pas aujourd'hui.

Nous demandons en outre aux pouvoirs publics de ne pas payer d'impôt sur les sociétés, et de ne pas verser de dividende, soit environ 500 millions d'euros. Par ailleurs, si les pouvoirs publics décident de nouvelles LGV - ce dont nous serions évidemment ravis- nous demandons à ne pas participer à leur financement. Dans ces conditions, compte tenu de notre volume de dette, nous pensons pouvoir la stabiliser en cinq ans. Nous ne prétendons pas la réduire : si quelqu'un propose qu'on nous la réduise, nous serions très favorables à une telle proposition ! (Sourires).

Quoi que l'on fasse, nous aurons, avec les quatre LGV en cours, 10 milliards d'euros de dette supplémentaires ! Nous demandons donc simplement, pour l'avenir, que les décideurs soient les payeurs.

Ce projet de loi est en préparation depuis deux ans et demi. Il a donné lieu à d'innombrables débats, discussions et rapports, notamment ceux de Jean-Louis Bianco, la Cour des comptes, Jacques Auxiette, ou des Assises du ferroviaire. S'il y a bien une critique que l'on ne peut émettre, c'est qu'on légifère dans la précipitation !

C'est vraiment ma conviction, ce projet de loi représente l'équilibre pertinent pour les dix ans à venir. Il doit permettre aux usagers et à la France de disposer d'un système ferroviaire qui fonctionne mieux, prêt à faire face à la concurrence.

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