Pour mettre en place vos nouveaux « outils », vous décidez, monsieur le ministre, de supprimer le monopole juridique du placement, théoriquement attribué à l'ANPE en tant qu'outil du service public de l'emploi, mais, en pratique, sérieusement mis à mal ces dernières années.
Comment l'ANPE peut-elle continuer à tenir le rôle qui lui était jusqu'ici assigné quand tout le monde sait que, depuis 1997, on assiste à un déplacement considérable des catégories de demandeurs d'emploi, d'où il résulte que le chômage est de plus en plus « statistiquement invisible » ?
En effet, la précarité croissante à laquelle sont confrontés les salariés à la recherche d'un emploi et le fait que la catégorie 1 soit seule présentée comme indicateur officiel entraînent une hausse sans précédent de la part des demandeurs d'emploi hors statistique officielle.
Au lieu de s'attaquer à l'ANPE, il vaudrait mieux élaborer, comme le réclament notamment les associations membres du réseau Alerte, une mesure de l'emploi et du chômage qui soit reliée aux transformations du marché du travail, c'est-à-dire au développement de la précarité, du sous-emploi et des bas salaires, car ces mutations contribuent à la déstabilisation de la norme traditionnelle d'emploi et, corrélativement, transforment le contenu même de la notion de chômage.
Je ne peux manquer de souligner ici le paradoxe, au moins apparent, qu'il y a à vouloir promouvoir l'emploi flexible ou à temps partiel comme une forme désormais « légitime » d'emploi et à ne pas compter dans les statistiques officielles le million de chômeurs des catégories 2 et 3, qui recherchent précisément ce type d'emploi !
Si l'on ajoute à l'ensemble des chômeurs déclarés les personnes en sous-emploi, c'est-à-dire en temps partiel contraint mais non inscrites à l'ANPE, on peut estimer que le chiffre officiel du chômage, c'est-à-dire le DEFM 1, représente seulement 47 % de l'ensemble des personnes en sous-emploi ou au chômage, contre 61 % en 1996 et 75 % en 1981.
Moins de la moitié des personnes en sous-emploi ou au chômage sont donc aujourd'hui comptabilisées dans la statistique officielle du chômage.
Autrement dit, si le fossé se creuse entre les chiffres du chômage et les besoins d'emplois, ce n'est pas le fait de l'ANPE, et l'ouverture aux opérateurs privés ne fera qu'aggraver les choses.
Le Bureau international du travail a, il y a déjà quelques années, avancé l'idée de raisonner par rapport à un nouveau concept, celui d'emploi inadéquat, et, sur ce point, je vous revoie au volume 138, n°1, paru en 1999, de la Revue internationale du Travail.
Le chiffre correspondant à l'emploi inadéquat regrouperait toutes les personnes pourvues d'un emploi mais qui souhaiteraient en changer, pour diverses et bonnes raisons, telles que la mauvaise utilisation des qualifications ou des expériences professionnelles, ce qui engendre des phénomènes de surqualification ou de sous-qualification, un nombre d'heures de travail excessif, la faiblesse des revenus attachés au travail, des horaires de travail variables et malcommodes, un emploi précaire, des services sociaux inadéquats, des difficultés de transport pour se rendre au travail, etc.
Bien évidemment, cela ne signifie ni qu'il faut renoncer à confier à l'ANPE le soin d'accomplir ses missions envers les personnes privées d'emploi ou qui recherchent un emploi, ni qu'il faut abandonner toute solution permettant de résorber à terme la flexibilité de l'emploi !
Cela signifie plutôt qu'il faut clairement tirer au niveau de l'Etat les conséquences des nouvelles formes d'emploi flexible qui s'imposent aujourd'hui, et en tout premier lieu aux personnes à la recherche d'un emploi.
Concrétiser le concept d'emploi inadéquat aurait pour intérêt de nous permettre, d'abord, de sortir de cette dichotomie stérile que vous proposez, monsieur le ministre, entre le « mauvais » chômage d'un côté et le « bon » emploi de l'autre, ensuite, de poser dans toute son ampleur la question des besoins sociaux en matière d'emploi.
Cela donnerait une tout autre ambition à votre projet de loi et aux missions que pourraient accomplir l'ANPE !
Mme Christine Boutin, membre du même parti que vous, monsieur le ministre, qui a la réputation de mettre les pieds dans le plat, mais pas celle d'être une dangereuse révolutionnaire, a déclaré que l'UMP ne gagnerait - elle parlait bien sûr des échéances électorales - « que si elle a une dimension sociale ». Le moins qu'on puisse dire est que l'UMP est mal partie !
Vous étiez chargé, monsieur le ministre, de mettre cette orientation en musique, mais Mme Boutin ajoute : « Je regrette que le plan Borloo ne soit pas suffisamment audacieux. » Si même vos amis vous lâchent, où va-t-on ?