Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les médias nous rapportent très régulièrement de terribles faits divers, ces maltraitances et violences commises contre des enfants, fréquemment par leurs parents, qui aboutissent trop souvent au décès des jeunes victimes.
Les violences faites aux enfants sont non seulement un problème de société, mais surtout une question de santé publique, car elles ont des conséquences catastrophiques. Certes, tous les enfants maltraités ne deviennent pas des délinquants, ni à leur tour des parents violents, mais de nombreux travaux scientifiques confirment les liens qui existent entre les maltraitances subies dans l’enfance et les troubles graves à l’âge adulte.
Le problème particulier des violences sexuelles a donné lieu il y a quelques jours, à Paris, à un colloque organisé par l’association Mémoire traumatique et victimologie. À la lecture du rapport issu de l’enquête nationale réalisée auprès des victimes, on apprend que, sur cinq personnes ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance, deux font une tentative de suicide à l’âge adulte.
De toutes les violences, celles qui sont dirigées contre les enfants sont certainement les plus cachées. Il y a cependant des chiffres qui ne sont pas contestables. Ainsi, dans notre pays, deux enfants meurent chaque jour des coups de leurs parents, et 700 à 800 décès par an sont imputables à des mauvais traitements infligés au sein de la famille. On connaît aujourd’hui 98 000 cas d’enfants en danger, mais ces enfants seraient en réalité plus de 100 000, selon les associations spécialisées dans la protection de l’enfance.
Le phénomène n’a pas tendance à diminuer avec le temps, bien au contraire : la situation ne cesse de se dégrader, au point que les enfants en danger seraient aujourd’hui 10 % de plus qu’il y a dix ans !
Selon les définitions de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée, l’ODAS, la notion d’enfant en danger englobe deux grandes catégories de situations : les enfants à risque, dont les conditions d’existence peuvent compromettre la santé, la sécurité, l’éducation ou la moralité, et les enfants maltraités, victimes de violences physiques, de cruautés mentales, de négligences lourdes ou de violences sexuelles ayant des conséquences graves sur leur développement physique et psychologique.
Parmi les 98 000 enfants en danger connus, 19 000 sont victimes de maltraitance. Plus de 85 % des violences sur enfants sont commises au sein de la famille proche et 44 % des enfants maltraités ont moins de six ans.
En dépit de la création de l’Observatoire national de l’enfance en danger, l’ONED, la connaissance statistique précise du phénomène de la maltraitance reste probablement encore insuffisante dans notre pays et, surtout, la réalité serait sous-évaluée.
En effet, très peu d’études épidémiologiques à grande échelle ont été menées en France pour déterminer le nombre d’enfants ayant été victimes de violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Dès lors, on est conduit à se référer aux études américaines et canadiennes, dont il ressort qu’une personne sur dix aurait été exposée dans son enfance à des actes de violence commis par ses parents. On peut présumer que, en France également, la proportion d’enfants victimes de violences est, comme dans d’autres pays comparables par leur niveau de vie, de l’ordre de 10 %.
Ce chiffre, confirmé par la Haute Autorité de santé dans des recommandations récentes adressées aux médecins en matière de signalement, suggère une sous-estimation de la violence faite aux enfants qui aurait des causes multiples.
En premier lieu, elle résulterait de l’insuffisance des investigations médicales ou médico-légales et des carences constatées dans la prévention, ainsi que dans le repérage des enfants victimes à l’école, dans les consultations d’urgence et dans le cabinet du médecin libéral.
En ce qui concerne le problème du repérage, je me réjouis que la commission des lois, sur l’initiative de M. François Pillet, rapporteur, ait enrichi la proposition de loi que j’ai déposée en y insérant un article additionnel qui prévoit la formation de l’ensemble des acteurs concernés par la prévention et la prise en charge des actes de violence aux questions de repérage et de signalement des maltraitances.
En second lieu, la sous-estimation des actes de maltraitance procéderait de l’insuffisance dramatique des signalements effectués par les médecins. Ceux-ci, en effet, ne seraient à l’origine que de 5 % des signalements – encore quatre 4 % seraient-ils le fait de médecins hospitaliers, selon le docteur Cédric Grouchka, membre du collège de la Haute Autorité de santé, de sorte que les médecins libéraux ne seraient à l’origine que de seulement 1 % des signalements. Pourtant, les enfants maltraités passent forcément, à un moment ou à un autre, par le cabinet du médecin généraliste ou du pédiatre.
En vérité, les médecins généralistes ont un rôle fondamental à jouer dans le dépistage et le signalement des suspicions de maltraitances. Pourquoi donc les signalements sont-ils si peu nombreux ? Par quels freins sont-ils bridés, alors que la création de l’ONED, en janvier 2004, et la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance ont constitué deux progrès importants en matière de prévention de la maltraitance ?
En 2004, pourtant, le gouvernement de l’époque avait fait adopter un amendement au projet de loi dont est issue la loi relative à l’accueil et à la protection de l’enfance, amendement qui protège le médecin contre d’éventuelles sanctions disciplinaires consécutives au signalement de sévices constatés sur un enfant ; à la suite de l’adoption de cet amendement, la loi du 2 janvier 2004 a inscrit au sein de l’article 226-14 du code pénal l’interdiction de sanctions disciplinaires à l’encontre des médecins ayant procédé à des signalements.
Reste que cette protection est très insuffisante, car, seules les sanctions disciplinaires ayant été explicitement interdites, les médecins craignent de faire l’objet de poursuites civiles ou pénales, de sorte qu’ils préfèrent la plupart du temps ne rien dire plutôt que de prendre le risque d’être traînés devant les tribunaux, ce que je comprends.
Heureusement, la prise de conscience de l’ampleur du phénomène est en marche. Ainsi, la revue trimestrielle de l’Ordre national des médecins avait pour titre, dans sa livraison de janvier 2015, « Maltraitance des enfants : ouvrir l’œil et intervenir ». Voici ce qu’on y lit : « Difficultés de repérage, peur du signalement abusif sont autant de freins. Face à ce fléau, les médecins doivent se mobiliser. » Défendant le point de vue de l’Ordre, le docteur Irène Kahn-Bensaude, vice-présidente, explique : « Alors que nous, médecins, avons appris lors de nos études que nous nous devions de protéger l’enfant, nous peinons à prendre ce problème à bras-le-corps. »
C’est pourquoi le Conseil national de l’ordre des médecins a décidé de lancer une réflexion sur la mise en place, dans chaque département, d’un conseiller ordinal référent en matière de maltraitance des enfants.
En outre, la Haute Autorité de santé a publié, en novembre dernier, une recommandation destinée à sensibiliser les médecins au repérage et au signalement de la maltraitance. Elle a mis à la disposition des médecins un outil de repérage et de signalement, ainsi qu’un document de questions-réponses, afin de les aider à repérer la maltraitance et à mieux réagir face à elle, au service de la protection des enfants. La question se pose néanmoins : ces outils sont-ils suffisants pour inciter les médecins à signaler ?
Ouvrant le colloque national sur les violences faites aux enfants, organisé au Sénat le 14 juin dernier, sur l’initiative d’André Vallini, alors sénateur, Mme Taubira, garde des sceaux, s’est, elle aussi, interrogée sur la politique de prévention : « Nous ne sommes peut-être pas si efficaces que cela. Nous devons améliorer le repérage des enfants […]. Nous devons oser nous interroger sur les pratiques professionnelles de tous les acteurs qui interviennent autour de l’enfance. Nous devons nous interroger sur les instruments et les outils qui sont mis à la disposition de ces acteurs. »
Mme la garde des sceaux avait raison : il est indispensable d’améliorer les outils, car il existe aujourd’hui de nombreuses difficultés qui entravent le repérage. D’après la Haute Autorité de santé, le manque de signalement résulterait de plusieurs blocages dus au manque de formation des médecins, à leur crainte d’un signalement abusif et, surtout, de ses conséquences.
Les docteurs Greco et El Hanaoui-Atif, cités comme référence par la Haute Autorité de santé, ont montré dans leurs thèses de doctorat que les médecins se retrouvent seuls et démunis face au phénomène, du fait d’un manque de connaissance des signes de la maltraitance et du système de traitement qu’ils jugent complexe, s’agissant en particulier des modalités de signalement dont ils ne maîtrisent pas les aspects juridiques.
Les médecins répondent que le bon déroulement du signalement suppose non seulement une information claire, mais aussi l’assurance d’agir sans risquer de rencontrer des problèmes. Or, aujourd’hui, les médecins se sentent mal protégés et ne sont pas convaincus que les signalements seront sans conséquence pour eux-mêmes.
Dans ces conditions, je crois qu’il est de la responsabilité du législateur d’assurer la protection des médecins, qui ont très mal vécu les inculpations de leurs confrères pour dénonciation calomnieuse. En France, depuis 1997, plus de deux cents médecins ont été visés par des poursuites disciplinaires ou pénales ; il en est résulté un climat de stress et un malaise profond au sein du monde médical.
Deux questions se posent : faut-il obliger les médecins à signaler et – point essentiel – comment peut-on mieux protéger ceux qui signalent ?
En ce qui concerne l’obligation de signaler, je constate que de nombreux pays l’ont instaurée, en l’assortissant d’une protection juridique forte reconnue à tous les médecins. Ainsi, douze pays d’Europe ont rendu le signalement obligatoire, parmi lesquels la Suède, la Norvège, la Finlande, l’Espagne et l’Italie.
Sur cette question, je préfère néanmoins suivre le raisonnement et l’avis de la commission des lois, qui concordent avec l’opinion des médecins. En effet, je mesure les difficultés d’application d’une obligation de signalement : elle pourrait devenir elle-même une source de conflit si elle fondait l’engagement de la responsabilité civile de médecins qui, n’ayant pas été en mesure de détecter une situation de violence, auraient omis d’opérer un signalement. Cette obligation pourrait également dissuader les victimes de se rendre chez le médecin, de peur que celui-ci, obligé par la loi, ne procède au signalement.
Au total, je reste convaincue que l’on peut se satisfaire d’une obligation déontologique, à condition qu’elle soit dépourvue de toute ambiguïté.
Or nous constatons que les médecins, libéraux ou hospitaliers, éprouvent des difficultés à appréhender des notions juridiques parfois complexes. En particulier, les modalités de rédaction des signalements ont parfois été source de contentieux.
Par exemple, une certaine ambiguïté s’attache à l’article 44 du code de déontologie médicale, dont la rédaction pourrait laisser penser que le médecin a le droit de s’abstenir de signaler. En effet, le second alinéa de cet article est ainsi rédigé : « Lorsqu’il s’agit d’un mineur ou d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique », le médecin « alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience ». C’est dans cette dernière restriction que réside la difficulté.
En dépit des recommandations du Conseil national de l’ordre des médecins, mais aussi de la Haute Autorité de santé, quant à l’obligation de signaler, cette notion de circonstances particulières que le médecin apprécie en conscience semble bien être une brèche dans le dispositif législatif, permettant au médecin de s’abstenir de signaler, comme le faisait remarquer, dans les conclusions de son rapport, le comité de suivi du colloque tenu au Sénat en 2013. Peut-être serait-il judicieux de réfléchir, comme le proposait le comité, à une suppression de la formule « sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience ».
La seconde question, très importante, est de savoir comment mieux protéger les médecins lorsqu’ils signalent. La loi du 2 janvier 2004, qui a interdit les sanctions disciplinaires, n’a pas été suffisamment efficace pour encourager les médecins à signaler les violences. Nous nous souvenons tous de situations où, lorsque l’instruction par la justice du dossier d’un enfant ayant subi des violences conduisait à un non-lieu, le médecin se retrouvait poursuivi par l’auteur présumé des sévices pour dénonciation calomnieuse. Tant que les médecins craindront des poursuites, civiles ou pénales, je suis sûre qu’ils préféreront parfois se taire.
Ce que je vous propose ne coûte pas le moindre euro. Il s’agit d’affirmer clairement l’irresponsabilité des médecins lorsque les signalements effectués respectent les conditions fixées à l’article 226-14 du code pénal. Cette proposition de loi apportera, je l’espère, une véritable clarification. Le médecin de bonne foi saura désormais que sa responsabilité civile, pénale et disciplinaire ne pourra pas être engagée à l’occasion d’un signalement.
Je remercie la commission des lois d’avoir proposé d’étendre cette protection civile, pénale et judiciaire à l’ensemble des professionnels de santé, ainsi qu’aux auxiliaires médicaux.
Il existe actuellement deux manières d’alerter les autorités administratives ou judiciaires de la situation de danger d’un enfant : le médecin peut transmettre une information préoccupante à la cellule de recueil des informations préoccupantes, la CRIP, ou signaler une situation de danger au parquet compétent en cas de nécessité de protection immédiate.
La commission des lois a pris l’initiative d’introduire dans le texte la possibilité pour les médecins d’effectuer le signalement directement à la CRIP, et non plus seulement au procureur de la République.
J’espère que cette proposition de loi adressera un message clair aux médecins. Nous allons, avec ce texte, montrer de manière marquante l’intérêt d’un texte législatif précis qui ne laisse pas de place au doute et protège ceux qui signalent des violences pour protéger avant tout les enfants victimes.
Vous l’avez compris, c’est en protégeant les médecins que nous pourrons protéger nos enfants. N’oublions jamais ce chiffre insupportable : tous les ans, 700 à 800 enfants meurent à la suite de violences dans notre pays. Nous ne pouvons pas l’accepter. Nous ne pouvons pas rester sans agir. Je compte sur vous, mes chers collègues, pour qu’il n’y ait plus jamais ça !