Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la maltraitance faite aux enfants ou aux personnes vulnérables est un très grave problème de société. On dénombre en France 98 000 cas d’enfants en danger ; 19 000, dont près de 44 % ont moins de six ans, sont victimes de maltraitance ; 79 000 se trouvent dans des situations à risque.
Selon le docteur Grouchka, membre du collège de la Haute Autorité de santé, 5 % seulement des signalements – c’est assez curieux – émanent de médecins ; de manière encore plus significative, 1 % émanent de médecins libéraux et 4 % de médecins hospitaliers.
Opportunément déposée par notre collègue Colette Giudicelli, la présente proposition de loi vise à renforcer le rôle des médecins dans la détection et la prise en charge des situations de maltraitance, en introduisant dans notre législation une obligation pour les médecins de signaler ces situations, le corollaire étant que les praticiens soient protégés contre tout engagement de leur responsabilité, civile, pénale et disciplinaire.
Actuellement, pour inciter les médecins à signaler les présomptions de maltraitance, l’article 226-14 du code pénal dispose que les sanctions applicables à la violation du secret professionnel ne sont pas encourues par plusieurs catégories de personnes. Est expressément visé le médecin qui porte à la connaissance du procureur de la République « les sévices ou privations qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises ». Ce signalement suppose l’accord de la victime, sauf s’il s’agit d’une personne mineure ou en état d’incapacité physique ou psychique.
En 2007, lors de l’examen du projet de loi relatif à la prévention de la délinquance, la commission des lois avait estimé que le médecin ne pouvait s’affranchir de l’accord de la victime, mais devait accompagner la personne et la convaincre, dans une démarche de responsabilisation, de prendre elle-même l’initiative de saisir la justice. L’article 226-14 prévoit que, si le signalement est effectué par le médecin dans les conditions prévues, il ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire.
Le souci de mieux protéger l’enfance maltraitée nous a conduits à nous interroger sur les raisons pour lesquelles le dispositif de signalement des maltraitances en vigueur était peu utilisé. Tous les intervenants que nous avons auditionnés – les membres de la Haute Autorité de santé, les syndicats de médecins, le Conseil national de l’ordre des médecins et les universitaires – tous s’accordent sur le diagnostic ainsi que sur une partie des solutions.
Le diagnostic tient en deux constatations.
Première constatation, il apparaît que le problème est avant tout psychologique : les médecins craignent les conséquences des signalements sans suite, des poursuites à leur encontre et de ce qu’ils considèrent comme le mécanisme broyeur de la justice. Ils redoutent l’effet en retour de ces signalements sur les familles – sur leur lien de confiance avec elles –, sur leur clientèle et sur l’ensemble de leur zone de travail.
Seconde constatation, les médecins ne sont pas formés à la reconnaissance des situations de maltraitance et à la procédure de signalement.
C’est pourquoi la présente proposition de loi prévoyait, dans sa rédaction initiale, d’imposer aux médecins une véritable obligation de signaler « sans délai » au procureur de la République toute présomption de violences commises sur « un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ».
L’avancée était indéniable, mais la réforme proposée posait néanmoins quelques problèmes d’ordre juridique.
Si une obligation de saisir « sans délai » le procureur de la République était imposée aux médecins, ceux-ci pourraient voir leur responsabilité civile engagée en cas de non-signalement. Or, selon les représentants des syndicats de médecins, dans 90 % des cas, les situations de maltraitance sont très difficiles à caractériser. Les médecins risqueraient donc de signaler le moindre fait afin de satisfaire à leur obligation ; il serait alors difficile pour le procureur d’identifier les signalements de situations dangereuses.
L’obligation de dénonciation constituerait par ailleurs un danger pour les victimes elles-mêmes, les auteurs des sévices risquant de ne pas les présenter au médecin par crainte d’être dénoncés.
S’agissant de la protection des victimes, une apparente erreur de rédaction a conduit à omettre le signalement par le médecin des violences dont les victimes ne sont ni des mineurs ni des personnes en état d’incapacité physique ou psychique, mais, par exemple, des femmes majeures. Le signalement de ces violences doit évidemment pouvoir être maintenu, mais avec l’accord des victimes, car sinon le risque est grand de dissuader les personnes de se rendre chez leur médecin.
Enfin, l’obligation faite de saisir « sans délai » le procureur de la République priverait le médecin de la possibilité de rechercher un avis supplémentaire ou de demander des examens complémentaires, notamment par le biais d’une hospitalisation, alors qu’une telle mesure peut se révéler fort utile.
Ces faiblesses de rédaction n’ont pas entamé l’enthousiasme dont a fait preuve notre commission pour participer à l’œuvre législative que nous propose Colette Giudicelli. Nous avons ainsi adopté un amendement de réécriture de l’article unique de la proposition de loi. Estimant que les dispositions en vigueur de l’article 226-14 du code pénal étaient plus adaptées, nous avons supprimé la partie du dispositif relative à l’obligation pour le médecin de signaler toute présomption de violences commises sur un mineur ou une personne vulnérable.
J’en viens à la question de la responsabilité civile, pénale et disciplinaire des médecins.
Le droit existant offre déjà des protections au médecin signalant des présomptions de maltraitance : le secret professionnel étant levé, sa responsabilité disciplinaire ou pénale ne peut être engagée, sauf en cas de signalement abusif. Les médecins qui font des signalements dans le respect des conditions fixées à l’article 226-14 du code pénal n’encourent donc aucune sanction disciplinaire ou pénale. Autrement dit, en l’absence de mauvaise foi, le médecin ne peut pas être poursuivi s’il signale ; d’ailleurs, il ne peut pas l’être non plus s’il ne signale pas. Seuls les délits de non-empêchement de crime ou de non-assistance à personne en péril pourraient lui être reprochés.
Quant à la responsabilité civile du médecin, elle ne pourra être engagée en l’absence de faute disciplinaire ou pénale. Il revient seulement au médecin de rapporter des faits au procureur de la République et non de désigner leurs auteurs ou, a fortiori, d’établir un certificat médical sans avoir constaté lui-même les sévices ou privations.
Cependant, et c’est là tout l’intérêt de la proposition de loi, les dispositions de l’article 226-14 du code pénal ne sont peut-être pas suffisamment lisibles. Leur compréhension nécessite des compétences de juriste, puisqu’elle implique une lecture combinée de plusieurs textes et une connaissance approfondie de l’articulation qui existe entre les différents types de responsabilité.
En réaffirmant clairement l’irresponsabilité des médecins sans pour autant modifier au fond le droit en vigueur, le quatrième alinéa de l’article unique de la proposition de loi initiale améliore la lisibilité des textes. Il affirme sans ambiguïté, et de manière parfaitement explicite, que le médecin qui signale dans les conditions fixées une présomption de maltraitance ne peut voir sa responsabilité, quelle qu’elle soit, engagée. La rédaction proposée est beaucoup plus claire et beaucoup plus lisible ; elle est donc de nature à rassurer les médecins.
La commission des lois a néanmoins apporté une précision juridique, en remplaçant – cela revient au même, mais il s’agit de recourir à une notion juridique plus connue – la référence à la preuve de la mauvaise foi par la référence à la preuve de l’absence de bonne foi du médecin.
Mais d’autres moyens peuvent être utilisés pour améliorer la mise en œuvre du dispositif de signalement existant. Notre commission a ainsi apporté plusieurs modifications à la proposition de loi.
Nous proposons d'abord d’étendre l’immunité pénale de la violation du secret professionnel à l’ensemble des membres des professions médicales ainsi qu’aux auxiliaires médicaux.
Nous souhaitons également réaffirmer – c’est important – la possibilité donnée aux médecins qui n’ont que de simples doutes d’adresser leurs signalements à la CRIP de leur département, qui est, elle, habilitée à effectuer des vérifications supplémentaires, plutôt que d’alerter immédiatement le procureur de la République.
Enfin, la commission des lois a adopté un amendement visant à compléter la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Le devoir de signalement étant un devoir déontologique, il doit être conçu comme un soin à part entière et donc être enseigné en tant que tel dans les facultés de médecine. Aussi proposons-nous d’instaurer une obligation de formation des professionnels aux procédures de signalement des maltraitances.
Outre ces modifications législatives, dont vous avez bien compris qu’elles ne visaient qu’à rendre la loi lisible et compréhensible – cela devrait toujours être le cas, puisque nul n’est censé ignorer la loi –, nous estimons que l’amélioration de la détection des situations de maltraitance passe par des mesures d’information et de sensibilisation des professionnels de santé. Les pouvoirs publics, en particulier la Haute Autorité de santé, devraient donc améliorer le libellé des formulaires de signalement adressés aux médecins, notamment en y ajoutant les dispositions qui protègent ces derniers et en précisant les formes que doit prendre le signalement.