Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je prends la parole aujourd’hui devant vous consciente de l’importance du débat qui nous réunit. Il s’agit en effet d’avoir des échanges sur un sujet souvent tabou, rarement évoqué par notre société : la prostitution. Plus précisément, il s'agit d’aborder non pas la seule prostitution, mais le système prostitutionnel qui unit les trois acteurs que sont le proxénète, la prostituée et le client.
Je veux d’abord rappeler l’engagement international de la France qui fait d’elle un pays abolitionniste depuis 1960.
À cette date, elle a ratifié la convention de l’Organisation des Nations unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Déjà, cette convention établit un lien direct entre prostitution et traite des êtres humains. Son préambule affirme que « la prostitution et […] la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».
Se sont ensuite succédé, en 1979, la convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, en 2000, le protocole de Palerme contre la traite des femmes et, en 2005, la convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains.
La directive européenne de 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil demande de faire en sorte que « les autorités nationales compétentes aient le pouvoir de ne pas poursuivre les victimes de la traite ».
Tous ces textes internationaux sont rappelés dans la résolution de l’Assemblée nationale du 6 décembre 2011 réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.
Enfin, le 26 février 2014, le Parlement européen a adopté une résolution affirmant que « la prostitution [est] contraire aux principes de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment l’objectif et le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes ».
Aujourd’hui, en mars 2015, il s’agit de savoir ce que dit la France. Sachez que nous sommes regardés partout dans le monde ! Je reviens de l’ONU, de New York, et je peux en témoigner : nombreux sont ceux qui attendent et espèrent un geste fort de notre pays.
Le débat de ce jour est un débat de société. La sémantique a son importance. Qu’est-ce que l’abolitionnisme ? C’est un système qui vise à abolir toute forme de réglementation de la prostitution, afin de ne pas encourager celle-ci. Il s’agit de décourager les réseaux de prostitution en instaurant un contexte défavorable à leurs activités. Cette posture de l’État a des résultats, comme la police suédoise peut le constater lors d’écoutes téléphoniques : les réseaux de proxénètes qualifient désormais la Suède de « dead market », c'est-à-dire une zone non accueillante pour leur trafic.
Bien sûr, il ne s’agit pas de se satisfaire que les réseaux migrent et se déplacent chez nos voisins ; il faut que, à terme, toute l’Europe soit considérée comme un continent où les réseaux de traite ne peuvent agir librement et où les prostituées sont des victimes à protéger et non des objets de consommation sur le marché de la sexualité.
Abolir la prostitution en France, c’est poser un interdit, c’est envoyer un signe. À ceux qui pensent encore que le réglementarisme est une solution, il faut rappeler qu’il a été appliqué dans notre pays de 1830 à 1946, avec fichage des prostituées, maisons closes ayant pignon sur rue et contrôle sanitaire obligatoire. Mais ce système n’a pas été convaincant et a laissé se développer un trafic d’êtres humains destiné à alimenter ces maisons dites « de tolérance ».
Après-guerre, la France a donc choisi de fermer ces maisons, qui, loin de la vision romantique que d’aucuns se plaisent parfois à véhiculer, mettaient les femmes en situation de se soumettre à soixante-dix passes par jour. Que l’on ne s’y trompe pas, telle est encore aujourd’hui la situation en Allemagne ou en Suisse dans ces immenses Eros centers qui fleurissent à l’entrée des villes ! Ces pays réglementaristes sont en plein débat sur leurs choix, qui sont contestés par une partie de la population.
En France, il n’y a pas de supermarchés du sexe, mais on assiste à une transformation profonde de la prostitution. Selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, l’OCRTEH, actuellement, 97 % des filles proviennent directement de la traite des êtres humains. Roumaines, Ukrainiennes, Nigérianes ou Chinoises, elles ont été arrachées à leur famille ou achetées. Elles ont payé leur passeur pour le rêve d’une vie en Europe et vivent sous la menace du remboursement de la dette contractée. Elles sont parquées dans des dortoirs et mises sur le trottoir le soir. Elles sont tatouées, scarifiées, droguées, violentées, assassinées. La prostitution est une violence. Comme vous, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis allée voir au plus près la réalité de la vie de ces prostituées, et personne ne peut prétendre qu’elles sont libres de leur activité. Il est faux de le dire, et pire de le croire.
Le corps des femmes est donc l’objet d’un marché lucratif. Selon le Bureau international du travail, les profits tirés de l’exploitation des êtres humains s’élèvent à 150 milliards de dollars par an. Eu égard à cette estimation, la traite, notamment sexuelle, est la deuxième forme de criminalité la plus lucrative derrière le trafic de drogue. Et les réseaux ne s’y trompent pas, car ils investissent massivement dans cette activité et s’organisent, telles des multinationales. C’est ce que nous explique l’OCRTEH, qui, en 2014, a démantelé cinquante réseaux pour un total de 590 proxénètes.
Par ailleurs, des associations – il convient de leur rendre hommage pour leur remarquable travail de terrain – suivent les prostituées et alertent sur la situation dramatique de celles-ci en termes de santé. Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, ou IGAS, intitulé Prostitutions : les enjeux sanitaires, du mois de décembre 2012, confirme la fragilité des prostituées, qui sont confrontées au sida et aux maladies sexuellement transmissibles, bien sûr, mais aussi au risque de tuberculose, aux dermatoses, aux pathologies hépatiques, aux troubles digestifs liés au stress, aux troubles musculo-squelettiques, à des déséquilibres alimentaires et à des problèmes dentaires.
Une tribune d’un collectif de médecins – dont Axel Kahn, Xavier Emmanuelli et Israël Nisand – rappelle que les personnes prostituées sont victimes de violences graves, qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique : leur taux de mortalité est six fois plus élevé que celui du reste de la population.
Selon une étude de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies publiée en 2004, l’usage de l’alcool et de produits stupéfiants est fréquent dans ce milieu. Il peut apparaître comme l’unique moyen de tenir dans un univers anxiogène et violent.
Aux termes d’une étude de l’Institut de veille sanitaire conduite en 2010 et 2011, 29 % des personnes prostituées déclaraient avoir eu des pensées suicidaires, contre 3 % à 4 % de la population générale.
Il faut donc porter une attention sanitaire particulière aux prostituées.
Cela étant, la prostitution n’est pas une activité comme une autre. Elle n’est pour personne un projet de vie. Les survivantes de la prostitution parlent d’actes sexuels répétés, consentis, mais non désirés. Elles disent à quel point l’estime de soi est rapidement mise à mal, expliquent que seule une dissociation de personnalité permet de tenir. La prostitution est une violence qui a de lourdes conséquences physiques et psychiques.
Par ailleurs, si la présente proposition de loi devait comporter le délit de racolage sans aucune responsabilisation du client, nous aboutirions à un statu quo et vous conforteriez, mesdames, messieurs les sénateurs, les réseaux de traite des prostituées et leur financement par l’achat d’actes sexuels.
La responsabilisation du client permet au troisième acteur du système prostitutionnel de ne pas rester invisible. C’est le client qui crée la demande.
Permettez-moi d’abord de rappeler que, en France, depuis 2002, l’achat d’acte sexuel est déjà sanctionné lorsque la personne prostituée est mineure ou particulièrement vulnérable. Il s’agit donc non pas de créer une nouvelle infraction, mais d’étendre celle qui existe à tous les achats d’acte sexuel, quelles que soient les caractéristiques de la personne prostituée. Il a été choisi de faire de ces actes non pas un délit, mais une contravention de cinquième classe.
Toutefois, l’enjeu du présent texte va au-delà du droit. C’est aussi un message clair qui est envoyé : par le biais de la proposition de loi, il est dit, d’une part, au client qu’acheter un corps est punissable, que ses actes le font participer au financement du système prostitutionnel et, d’autre part, aux réseaux qu’ils ne sont pas les bienvenus en France.
Pour assurer la cohérence du texte, il faut protéger les prostituées. La suppression du délit de racolage au profit de l’instauration d’un parcours de sortie de la prostitution renverse totalement l’approche. D’une délinquante, le texte fait de la prostituée une victime, ce qui est juste.
Il faudra que l’État assume son rôle en augmentant le fonds, prévu à la mesure 21 du plan d’action national contre la traite des êtres humains, qui vise à financer les parcours de retour à une vie normale.
Pour clore mon propos, je tiens à dire que ce choix de lutte contre le système prostitutionnel s’inscrit aussi dans une visée plus large : l’égalité entre les femmes et les hommes. Celle-ci ne sera pas possible tant que le corps des femmes restera un objet que l’on peut s’acheter.
Victor Hugo écrivait : « On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours. Mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution ». Alors, soyons à la hauteur de nos engagements !