Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cela fait désormais un peu plus d’un an que la commission spéciale chargée d’examiner la présente proposition de loi a entamé ses travaux. Nous avons mené de nombreuses auditions qui nous ont permis d’entendre les points de vue des uns et des autres : institutions, associations, médecins et, évidemment, personnes prostituées, à l’exception, toutefois, des clients !
Au cours de ce processus qui a conduit la commission spéciale à élaborer un texte le 8 juillet dernier, j’ai travaillé étroitement avec le président de celle-ci, qui était alors Jean-Pierre Godefroy ; je le remercie de nos relations constructives et cordiales. Je salue également M. Vial, qui assure actuellement la présidence de la commission spéciale. Je remercie enfin Mme Gonthier-Maurin de son rapport intitulé Prostitution : la plus vieille violence du monde faite aux femmes, travail aujourd’hui soutenu par Mme Jouanno, au titre de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Aborder un sujet aussi passionnel et complexe que celui de la prostitution n’est pas chose aisée. Nombre des questions soulevées par la proposition de loi transcendent les clivages partisans habituels. Ce texte s’inscrit dans la droite ligne de la proposition de résolution adoptée par l’Assemblée nationale au mois de décembre 2011, qui réaffirmait « la position abolitionniste de la France, dont l’objectif est, à terme, une société sans prostitution ». Ce texte est également cohérent avec l’article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. C’est aussi à un changement de regard sur cette violence faite aux femmes que nous invite la présente proposition de loi.
Les réalités de la prostitution ont évolué. De la prostitution de rue à l’exploitation organisée dans le cadre des réseaux, en passant par l’escorting pratiqué via internet, la prostitution est multiforme. Mais, quelle que soit la forme de la prostitution, que celle-ci soit régulière ou occasionnelle, le système prostitutionnel reste très majoritairement masculin. En effet, 85 % des 20 000 à 40 000 personnes prostituées en France sont des femmes et 99 % des clients sont des hommes. L’association Agir contre la prostitution des enfants estime, quant à elle, que 5 000 à 8 000 mineurs sont prostitués en France. L’âge moyen d’entrée dans la prostitution se situerait autour de treize à quatorze ans.
Un constat s’impose : le poids des réseaux de proxénétisme et de traite à des fins d’exploitation sexuelle n’a cessé de grandir au cours des dernières décennies. Si depuis toujours les personnes prostituées appartiennent aux classes sociales les plus défavorisées, depuis les années 2000, elles sont, selon l’OCRTEH, à 97 %, de nationalité étrangère. Leur vulnérabilité et leur invisibilité sont extrêmes. Ces personnes sont sans droits, ne parlent pas notre langue et sont maintenues sous la coupe de réseaux organisés et violents qui les déplacent au gré du « marché ».
La lutte contre ces réseaux continue d’être notre premier objectif. La France est très active en ce domaine, mais doit encore aller plus loin en renforçant les moyens humains et financiers de la police et de la justice. Le Gouvernement a engagé ce chantier en créant la MIPROF, la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, et en lançant le premier plan national de lutte contre la traite des êtres humains au mois de mai dernier. En outre, toutes les mesures visant à intervenir sur l’offre et la demande concourent à cette lutte contre la traite humaine.
Mes chers collègues, la présente proposition de loi nous permet aussi d’aller plus loin, notamment en ce qui concerne la lutte contre les réseaux sur internet. Le texte adopté par l’Assemblée nationale inscrit déjà le proxénétisme et la traite parmi les délits graves qui doivent susciter une réaction rapide des hébergeurs et des fournisseurs d’accès lorsque des sites manifestement liés à de tels agissements leur sont signalés par les internautes. En revanche, lorsque la commission spéciale a établi son texte au mois de juillet dernier, la réflexion n’était pas suffisamment mûre pour adopter un dispositif plus contraignant de blocage des sites à la demande de l’administration. Depuis, la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a permis la mise en place d’un tel système pour les sites faisant l’apologie du terrorisme. Ce mécanisme fonctionne depuis quelques semaines. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé à la commission spéciale, rejointe sur ce point par Chantal Jouanno, d’adopter un amendement visant à bloquer les sites internet utilisés par les réseaux de traite et de proxénétisme.
En matière de lutte contre les réseaux, la proposition de loi prévoit, par ailleurs, des mesures de protection des personnes prostituées qui s’inspirent du dispositif créé pour les repentis, ce qui constitue une avancée notable. Enfin, je rappelle que la commission a adopté, sur mon initiative et sur celle de Jean-Pierre Godefroy, un amendement qui vise à conférer aux inspecteurs du travail le pouvoir de constater les infractions de traite des êtres humains, ce qui concourt directement à l’objectif visé par le texte, dans la mesure où 79 % des victimes de la traite sont victimes d’exploitation sexuelle.
Notre deuxième objectif concerne la prise en charge et l’accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées.
Quelles qu’en soient les modalités d’exercice, la prostitution réduit la personne prostituée à l’état d’objet, de marchandise devant répondre à toutes les exigences sexuelles de celui qui achète. C’est une donne universelle : la « pute », même « de luxe », même indépendante, même mineure, doit subir ces insultes, ces humiliations et ces violences, de par sa posture sociale. La prostitution, quel que soit le milieu social du client et quel que soit son mode d’exercice, est assimilable à un viol tarifé. Les personnes en situation de prostitution connaissent, je le rappelle, un taux de mortalité six fois plus élevé que celui du reste de la population. Elles ont soixante à cent vingt fois plus de risques de mourir de mort violente. Inutile de développer davantage les conséquences évidentes de la prostitution du point de vue physique, psychique et social !
Pour toutes ces raisons, les pouvoirs publics doivent soutenir l’action associative. La présente proposition de loi renforce donc les actions en matière de réduction des risques pour les personnes prostituées. Elle élargit la formation des travailleurs sociaux et crée un parcours de sortie de la prostitution. La commission spéciale a clarifié les conditions d’élaboration, de mise en œuvre et de suivi de ce parcours, qu’elle a choisi d’intituler « projet d’insertion sociale et professionnelle » et qu’elle a ouvert à l’ensemble des personnes victimes de la prostitution.
Organisé sous la responsabilité du préfet, le projet sera défini en accord avec la personne accompagnée, en fonction de ses besoins sanitaires, professionnels et sociaux. Il lui permettra d’accéder à des solutions autres que la prostitution. Toute association ayant pour objet l’aide et l’accompagnement des personnes en difficulté pourra y participer, sous réserve de remplir des conditions d’agrément fixées par voie réglementaire. Je souhaite remercier en cet instant les associations qui s’engagent aux côtés des personnes prostituées et qui attendent avec impatience l’issue des travaux parlementaires.
L’entrée dans le projet permettra aux personnes étrangères de prétendre au bénéfice d’une autorisation provisoire de séjour dont la commission spéciale a fixé la durée, contre mon avis, à un an renouvelé automatiquement. Des amendements tendant à ramener cette durée à six mois renouvelables – cela correspond aux conditions prévues par l’Assemblée nationale – ont été présentés. La commission spéciale a longuement débattu de ce point la semaine dernière. Par cohérence, je pense qu’il serait logique d’aligner la durée du projet d’insertion sociale et professionnelle sur celle de l’autorisation provisoire de séjour. Dès lors, en prévoyant une période de six mois, nous aurions la garantie d’un réexamen régulier de la situation des personnes accompagnées, des difficultés qu’elles rencontrent et des moyens mis en œuvre pour assurer leur sécurité et les aider. Des délais de renouvellement trop espacés risquent non seulement de nuire à la qualité de l’accompagnement, mais également d’entraîner une instrumentalisation par les réseaux.
Je rappelle à cet égard que, en supprimant la condition de sortie de la prostitution pour bénéficier de l’autorisation provisoire de séjour, la commission spéciale a fixé une obligation de moyens, et non de résultat, aux personnes qui entreront dans le projet d’insertion sociale et professionnelle. Il s’agit là d’une position réaliste qui permet de tenir compte des difficultés qui entourent la sortie de la prostitution.
Par ailleurs, les mesures d’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées doivent être financées par un fonds dédié. La commission spéciale a renforcé ces financements en prévoyant d’allouer au fonds l’ensemble des recettes prélevées sur les gains des proxénètes ainsi que les biens et produits dont sont redevables les personnes reconnues coupables de l’infraction de traite des êtres humains. L’enjeu financier est essentiel pour que les mesures d’accompagnement soient effectivement mises en œuvre. Je suis heureuse, madame la secrétaire d’État, que vous ayez confirmé l’objectif de consacrer jusqu’à 20 millions d’euros à la protection et à la réinsertion des victimes de la traite des êtres humains lors de votre audition la semaine dernière.
S’agissant de l’aspect pénal de la proposition de loi, l’article 16 prévoyait l’incrimination du client avec la création d’une contravention de cinquième classe ; par voie de conséquence, l’article 17 créait une peine complémentaire de stage de sensibilisation. J’emploie l’imparfait, car ce sont les seules dispositions qui ont été refusées par la commission spéciale. À titre personnel, je le regrette.
Il s’agissait pourtant d’un dispositif novateur, s’appuyant sur des expériences conduites par des pays voisins. Celles-ci sont tout à fait probantes du point de vue tant de leur incidence sur la demande et sur l’offre de prostitution que de la prise de conscience du client et de la société tout entière à l’égard de ce qui représente, avant tout, une violence à l’égard des femmes.
Ce volet était essentiel à l’équilibre général de la proposition de loi et marquait concrètement et symboliquement la responsabilisation du client en tant qu’acheteur, acteur du système prostitutionnel. Poser clairement l’interdiction d’acheter un acte sexuel revient à dire qu’une relation sexuelle doit se négocier librement entre deux personnes véritablement consentantes. Nous renforcions ainsi l’interdit du viol, de l’inceste, du tourisme sexuel et de toute agression sexuelle.
La majorité des membres de la commission spéciale a considéré qu’une telle mesure pourrait placer les personnes prostituées en situation de risques accrus du fait d’une plus grande clandestinité. Pourtant, aujourd’hui, la principale cause de clandestinité de la prostitution réside dans le délit de racolage, instauré en 2003, qui place les personnes prostituées en situation de délinquantes. Il y aurait donc, selon moi, une contradiction évidente à refuser la pénalisation des clients tout en maintenant le délit de racolage public. Nous aurons l’occasion d’évoquer cet aspect lors de l’examen d’un amendement visant à rétablir ce délit dans le présent texte.
Mes chers collègues, le dernier pilier de cette proposition de loi concerne l’éducation à la sexualité et la prévention du recours à la prostitution auprès des jeunes. La commission spéciale l’a conforté, en créant notamment un nouvel article au sein du code de l’éducation prévoyant qu’une information sur les réalités de la prostitution sera dispensée dans les collèges et lycées par groupes d’âge homogène. Nous avons précisé que cette information devra également porter sur les enjeux liés aux représentations sociales du corps humain, avec « une vision égalitaire des relations entre les femmes et les hommes » et contribuer ainsi « à l’apprentissage du respect dû au corps humain. »
Victor Hugo, sénateur illustre qui a siégé dans cet hémicycle même, voyait dans la prostitution la dernière forme d’un esclavage que pensait avoir aboli la civilisation européenne. Nous avons donc aujourd’hui une responsabilité historique. Je ne peux pas douter que la Haute Assemblée mettra un point d’honneur à décider l’abolition de la prostitution en tant que privilège de genre et de classe et d’entrave majeure à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Pour ma part, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je suis fière de contribuer aujourd’hui, par mon vote, à faire de notre société une référence internationale en matière de droits humains, en particulier de droits des femmes.