Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je salue à mon tour les représentants de la Rada présents dans la tribune d’honneur du Sénat.
M. le rapporteur a parfaitement analysé l’ensemble des éléments de l’accord que nous étudions aujourd’hui, et je n’y reviendrai pas. Je centrerai mon propos sur le contexte dans lequel la France va signer cet accord.
L’accord a déjà eu une conséquence majeure : la très grave crise internationale déclenchée par la Russie, avec la volte-face de Viktor Ianoukovitch, la révolution du Maïdan, la fuite du président ukrainien, l’annexion de la Crimée, l’invasion déguisée de l’est de l’Ukraine par les troupes russes, les sanctions occidentales, la crise économique en Russie, tout cela en quelques mois !
Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les responsabilités ? Que faut-il faire aujourd’hui ?
Pour commencer, cet accord menace-t-il qui que ce soit ? Est-il élaboré contre qui que ce soit ? Comporte-t-il des clauses hostiles à qui que ce soit ? La réponse à toutes ces questions est évidemment « non ».
Comme vous l’avez souligné, monsieur le rapporteur, cette convention n’est que la poursuite de celle de 1994, qui n’avait déclenché aucune réaction de la Russie. En gage de bonne volonté, nous avons même tendu la main, en créant des commissions tripartites incluant la Russie, pour examiner les points qui pourraient lui poser problème. Que fait la Russie ? Elle s’abstient soigneusement de répondre aux questions et fait traîner au maximum les discussions. Elle a déjà obtenu le report à 2016 de la mise en place de l’accord. Pendant ce temps, elle continue de saigner l’Ukraine, mois après mois.
Pour son malheur, l’Ukraine a fait partie pendant soixante-dix ans de l’Union soviétique. Elle est aujourd’hui touchée par les soubresauts de la décomposition de cet empire et menacée, comme la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie avant elle et peut-être demain les pays baltes, par la politique agressive de Vladimir Poutine, pour qui la chute de l’URSS est « la plus grande catastrophe du XXe siècle ».
Nous savons, nous, que la catastrophe ne fut pas la mort, mais la naissance de l’URSS. La Russie aura donc, hélas, manqué par trois fois l’occasion de partager la réussite de l’Europe : au XIXe siècle à cause de l’autocratie tsariste, au XXe siècle en raison de la dictature communiste et au XXIe siècle du fait d’un nouveau nationalisme impérialiste et revanchard condamné à l’échec.
Ce qui est étonnant, c’est que le Président russe passe encore souvent pour un stratège. Pendant des années, dans l’affaire syrienne, dans l’affaire iranienne, dans l’affaire géorgienne, on nous a rebattu les oreilles du génie de Poutine, de sa stratégie toujours gagnante contre une Europe impuissante et une Amérique démotivée. Ce prétendu génie n’était dû qu’au traditionnel retard des démocraties à réagir et à leur aversion aux conflits. Mais l’avantage des démocraties, c’est que, lorsqu’elles prennent conscience du danger, la puissance de leurs institutions et de leur économie entraîne des réponses qui font mal. Alors que nous sommes, avec les sanctions, au bas de l’échelle des réactions possibles, le tigre de papier russe s’est effondré en quelques mois : récession de 5 % en 2015, fuite des capitaux massive, baisse de 30 % des réserves de change, chute du rouble de 40 %, taux de crédit à 17 %.
Devant des démocraties qui ne tremblent plus, devant des alliés comme le Kazakhstan et la Biélorussie qui renâclent, car ils ont compris qu’ils risquaient d’être les prochaines victimes, la seule porte de sortie qu’a trouvée le génial Poutine est de se jeter dans les bras de la Chine, dix fois plus peuplée et trois fois plus riche, où Xi Jinping l’a accueilli à bras ouverts et s’est empressé de lui acheter à prix bradé tout le pétrole et le gaz disponible. Génial stratège, et pauvre Russie !
Mon deuxième sujet d’étonnement est que cette politique puisse trouver des soutiens chez nous. N’importe quel observateur objectif ne peut qu’être choqué par l’invraisemblable litanie des violations du droit international et du droit tout court opérées depuis quelques années par la Russie : intervention en Géorgie, soutien aux sécessions de l’Ossétie, de l’Abkhazie, du Nagorno-Karabakh, de la Transnistrie, annexion de la Crimée, invasion quasi ouverte de l’est de l’Ukraine, pressions sur la Moldavie et les pays baltes, violation des espaces aériens norvégiens, finlandais et portugais, envoi de sous-marins dans les eaux territoriales suédoises, menaces contre des navires danois, affirmation publique par Poutine qu’il a envisagé l’utilisation d’armes nucléaires tactiques, augmentation de 30 % du budget militaire, propagande anti-occidentale massive, chasse aux ONG, destruction du Boeing de la Malaysia Airlines, emprisonnement de Navalny et de bien d’autres, exil forcé pour Khodorkovski, Kasparov et tant d’autres, assassinat d’Anna Politkovskaïa, de Litvinenko, de Markelov, d’Anastasia Babourova, de Sergueï Magnitski, de Boris Beresovski, de Boris Nemtsov, plus récemment. Et la liste n’est pas exhaustive !
Pourtant, certains continuent de nier l’évidence. Les plus ardents soutiens de l’autocrate ne surprennent pas. Les extrémistes de droite et de gauche ont un flair infaillible pour renifler les dictateurs et leur faire la courte échelle. De Le Pen à Mélenchon, de Orban à Tsipras, qui gouverne à Athènes avec l’extrême droite et qui recueille les applaudissements du Front national français, c’est à qui gagnera le concours de courbettes. Alors que les troupes russes sont en Crimée et dans le Donbass, ils nous disent que les responsables de la situation sont les Américains. Les autres responsables à leurs yeux sont les dirigeants européens, cette Europe qu’ils haïssent et qu’ils veulent abattre ; cette Europe dont la politique de voisinage propose exactement ce que Poutine, tout comme eux, ne peut supporter : la démocratie, le respect de la loi et des droits de l’homme, le développement économique et la solidarité entre les États membres.
Ce qui est navrant, en revanche, c’est le soutien incompréhensible de personnalités appartenant à des formations démocratiques, les petits groupes de parlementaires invités au Kremlin ou chaque semaine à l’ambassade de Russie à Paris, les libres opinions dans les journaux expliquant que la Crimée est russe, comme l’est de l’Ukraine, qu’il faut se dissocier des Américains qui sont des va-t-en-guerre, les pétitions que nous avons tous reçues visant à faire revenir le Président français sur sa décision de ne pas participer le 9 mai prochain aux cérémonies de Moscou. Toutes ces actions derrière lesquelles la patte de l’ours russe n’est que trop visible me choquent profondément.
Les arguments utilisés sont la transcription au mot près de la propagande russe, qui nous explique que « les Ukrainiens sont des fascistes, la nation ukrainienne n’existe pas, l’Ukraine fait partie de la sphère d’influence de la Russie, la Crimée a choisi volontairement son annexion par la Russie, la Russie a été humiliée pendant des années depuis la chute du mur de Berlin et il faut la comprendre ». Je remarque au passage que personne ne semble s’émouvoir de l’humiliation durant des décennies, ô combien plus grave, des Polonais, des Tchèques, des Hongrois et de toutes les autres victimes de l’occupation soviétique, à commencer par les Ukrainiens.
Les thuriféraires de Poutine ne se donnent même pas l’élégance d’habiller, au moins en façade, la propagande russe. Un exemple : ils ne parlent pas de russophones en Ukraine, mais de « Russes ethniques ». Personne n’a réagi à cette expression nouvelle, qui fait désormais florès, et qui est une transcription directe des chargés de propagande de Moscou. Des Russes ethniques, mais qu’est-ce que c’est ? Imaginez les réactions si un homme politique français utilisait l’expression de « Français ethniques ». Il y a donc une ethnie russe, il y aurait donc une ethnie française, ou anglaise, ou allemande ? Renan doit se retourner dans sa tombe. Et pourtant, cela ne semble gêner personne ! Je n’arrive pas à comprendre comment on peut oublier aussi rapidement les leçons de l’histoire. En 1938, les nazis expliquaient que la nation autrichienne n’existait pas, comme Poutine explique aujourd’hui que la nation ukrainienne est une fiction. Les nazis disaient vouloir défendre les minorités allemandes dans les Sudètes comme Poutine prétend vouloir défendre les « Russes ethniques » en dehors de la Russie.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’il convient de soutenir l’action diplomatique menée aujourd’hui par la France et par ses partenaires européens. Les sanctions sont une décision délicate ; elles ont un coût pour nous-mêmes. Pourtant, il fallait les décider, et il faut s’y tenir sans écouter les sirènes qui nous disent qu’elles n’ont aucun effet alors qu’à l’évidence leur effet est majeur. L’arrêt désormais assumé de la vente des Mistral est un acte courageux, qu’il faut soutenir. Le fait que nous n’ayons jamais autant engrangé de contrats d’armement est d’ailleurs le meilleur démenti aux porte-voix de Poutine qui martelaient l’argument selon lequel notre crédibilité commerciale était en jeu et que nous allions perdre tous les marchés militaires.
L’Ukraine est devenue un piège pour Poutine. Ses propres erreurs lui ont déjà infligé trois défaites. La première, qu’il n’avait pas prévue, fut la chute de Ianoukovitch et le printemps de Maïdan. La deuxième défaite fut que l’Ukraine soit très largement unie et capable de se battre, ce qu’il n’avait pas prévu non plus. Et la troisième défaite, encore moins prévue tellement est grand son mépris pour les Européens, fut que l’Europe soit capable de réagir.
Il faut donc aider l’Ukraine, et l’aider bien au-delà de l’accord que nous examinons aujourd’hui ! Il faut aider l’Ukraine diplomatiquement. Cela suppose d’abord, et c’est difficile, que l’Europe reste unie, et unie avec les États-Unis. Il faut tenir sur la ligne adoptée jusqu’ici : fermeté et dialogue. Il faut continuer la politique qui consiste à maintenir les sanctions tant que les accords de Minsk ne sont pas totalement mis en œuvre, et nous savons qu’un point dans ces accords est un véritable trou noir : l’impossibilité de contrôler la frontière russo-ukrainienne par où passent chaque jour – c’est un secret de Polichinelle – de nouveaux soldats et de nouvelles armes russes en prévision d’éventuels combats, à Marioupol par exemple. La France et l’Allemagne, donc l’Europe, doivent tenir bon sur le respect des accords de Minsk.
Il faut aider l’Ukraine financièrement, et je me félicite que le Fonds monétaire international ait décidé d’augmenter son aide pour compenser le retard des paiements de la dette, pour payer les achats de gaz et pour renforcer les réserves de change de la banque centrale.
Il faut examiner les propositions de transformation des obligations en euros par des obligations à plus long terme garanties par les États-Unis et l’Europe ou encore la participation à la réorganisation indispensable de l’entreprise publique Naftogaz, qui constitue un véritable trou dans le budget de l’État.
Il faut inciter la Banque mondiale à appuyer les projets de développement que l’Ukraine ne peut réussir seule.
Enfin, il faut aider l’Ukraine en ratifiant l’accord de partenariat que nous examinons aujourd’hui ; c’est l’un des signaux qu’attendent les Ukrainiens pour être assurés que, dans l’épreuve terrible qu’ils traversent, l’Europe ne les oublie pas. C’est la raison pour laquelle le groupe UMP du Sénat votera en faveur de cet accord.