Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur, mes chers collègues, le terrorisme est l’affaire de tous et de chacun. Les affaires Merah et Nemmouche, mes différents séjours dans cet Orient compliqué que je connais un peu et la lecture du livre de David Thomson intitulé Les Français jihadistes m’ont convaincue de demander la création d’une commission d’enquête – chacun sur ces travées a cette faculté au nom de son groupe. Il me paraissait en effet nécessaire d’en savoir davantage sur ce phénomène qui semblait en progression sensible et d’évaluer l’adéquation des moyens par rapport à la menace.
En juin 2014, personne ou presque n’évoquait ces combattants étrangers. Aucune décapitation n’avait encore endeuillé l’Occident, à l’exception de celle de Daniel Pearl. En tout cas, de tels actes étaient anciens. J’avais pourtant une idée très précise du travail que je voulais mener : il s’agissait pour moi d’aboutir à une meilleure compréhension globale du phénomène et d’élaborer une stratégie pour en venir à bout. Or la commission des lois n’a déclaré recevable la proposition de résolution que nous avions déposée le 4 juin 2014 que le 16 juillet 2014. La commission d’enquête n’a donc pu entamer ses travaux qu’après le dernier renouvellement sénatorial. Bien avant ses premières réunions, l’été meurtrier de l’année 2014 m’a évidemment donné de très nombreuses occasions de m’exprimer sur le sujet et d’approfondir mes connaissances sur cette réalité.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ma déception est grande aujourd’hui. Certes, la commission d’enquête a adopté à l’unanimité de ses membres son rapport – aucune mesure spécifique n’est vraiment mauvaise et aucune recommandation n’est vraiment inutile –, mais ce document ressemble davantage à un rapport élaboré par la commission des lois qu’à un rapport de commission d’enquête. Ce n’est pas ainsi que j’envisageais les choses. Je me trouve en quelque sorte dans la situation d’une femme accouchant de sa sixième fille, alors qu’elle attendait un garçon.En définitive, on finit par trouver quelques qualités à son bébé...
De fait, nous n’avons pas visité de banlieue, et les auditions que nous avons tenues ont été extrêmement institutionnelles, à l’exception de celles de Farhad Khosrokhavar et de Mourad Benchellali, qui ont marqué nos esprits et nous ont tirés de notre torpeur tout institutionnelle. Ces lacunes sont d’autant plus regrettables que le problème du djihadisme ne faisait l’objet d’aucun contentieux politique entre les membres de la commission d’enquête, qui tous sont absolument déterminés, comme vous-même, monsieur le ministre, à lutter contre le terrorisme ; dans ce combat, le Gouvernement et les parlementaires ne font qu’un.
De surcroît, l’actualité a quasiment siphonné, au sens propre, le rapport que nous préparions. En effet, de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme jusqu’à l’après-Charlie, le Gouvernement n’a eu de cesse, fort légitimement, de faire des annonces et de prendre des mesures qui, à mesure qu’elles sont intervenues, ont dégonflé le travail que la commission d’enquête se proposait d’accomplir. Les éléments du débat ont peu à peu été rendus publics, comme il est tout à fait normal dans des situations dramatiques, de sorte que le dossier a fini par devenir entièrement public. Il n’est pas un journal qui n’ait fait ses gros titres sur le terrorisme ni consacré à ce sujet des articles de fond. Le terrorisme est ainsi devenu l’affaire de chacun et de tous.
Tel est le contexte dans lequel la commission d’enquête a travaillé et mis au point ses 110 propositions.
Le rapport qu’elle a adopté est, à mon sens, frappé d’une carence grave, qui explique ma déception : nous n’avons pas entendu une seule famille touchée par le terrorisme, et il a même fallu lutter un peu pour entendre des spécialistes de géostratégie, alors que l’importance des aspects géostratégiques pour comprendre le djihadisme n’échappe à personne ; quant aux auditions plus inédites, nous n’en avons pas tiré les conséquences dans nos propositions.
Les propositions qui ont été adoptées n’en forment pas moins un catalogue intéressant, et j’espère que le Gouvernement donnera suite à un certain nombre d’entre elles ; du reste, plusieurs ont déjà été mises en place ou sont à l’étude au ministère de l’intérieur.
Je déplore que la question de la prévention n’ait fait l’objet, après négociation, que d’un simple encadré en fin de rapport, sous le prétexte que le président du Sénat allait remettre au Président de la République son rapport intitulé La nation française, un héritage en partage. Il est regrettable que celui-ci ait servi d’alibi pour écarter l’ensemble des amendements visant à inclure dans le rapport des mesures de prévention.
De même, nous avons manqué une occasion d’aborder le problème de l’islam de France, de l’islam en France, des islams de France – enfin, vous m’avez comprise. Personne n’a envie de stigmatiser, encore moins de procéder par amalgames. Reste que les personnes qui partent faire le djihad ou qui se convertissent avant de partir en Syrie n’agissent pas au nom de Bouddha, mais d’un islam totalement dévoyé. Or il me semble que nous n’avons pas suffisamment travaillé sur cette question.
Comment prévenir la radicalisation, comment concevoir un contre-discours et le rendre crédible et accessible, ce qui est un objectif capital sur lequel M. le ministre et l’ensemble du Gouvernement travaillent sans relâche, si nous n’avons pas de partenaire ? Chacun d’entre nous sait que le Conseil français du culte musulman n’est pas considéré comme représentatif. Dès lors, avec qui discuter ? Dire que la commission d’enquête n’a même pas entendu un imam !
Faut-il que l’État intervienne dans l’organisation de l’islam de France ? Faut-il seulement un islam de France ? Autant de questions qui, si nous nous les étions posées, auraient probablement ouvert le débat. Au demeurant, ouvrir un débat n’est pas arrêter des solutions, et poser des questions n’est pas définir des réponses. De la même façon, nous aurions dû lancer le débat sur la Fondation pour les œuvres de l’islam de France.
Ces lacunes expliquent que le groupe UDI-UC, d’accord avec le groupe UMP, ait déposé une motion divergente pour faire valoir l’importance de ces questions, qui auraient dû être davantage abordées.
Les Américains et les Britanniques ont su trouver des ponts et des relais. Ainsi, aux États-Unis, la communauté musulmane dispose d’un représentant spécial, comme toutes les communautés. Quant au Home Office, il a engagé au sein de ses services plusieurs responsables religieux. Évidemment, notre société n’est pas fondée sur le communautarisme ; reste que nous aurions pu nous interroger sur ces pratiques.
Monsieur le ministre, notre pays si prompt à organiser des états généraux de tout et de rien serait bien inspiré d’organiser au niveau national, et sûrement aussi au niveau régional, des états généraux destinés à faire émerger de la société civile des associations désireuses d’œuvrer, à l’instar de Mourad Benchellali, en faveur de la déradicalisation et à les mettre en réseau.
La commission d’enquête n’a pas non plus tiré les conséquences de l’audition extrêmement intéressante de M. El Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons. Vous connaissez, monsieur le ministre, les dégâts de la radicalisation en prison, et vous savez que nous manquons d’aumôniers. Or il ne suffit pas de dire qu’il en faut trois ou quatre fois plus ; il faut encore les former, leur donner un statut et les payer.
Il se trouve que M. El Alaoui Talibi nous a suggéré une piste que j’aurais voulu voir suivie : elle consiste à assurer une plus grande transparence des réseaux de produits halal. Ce n’est pas nous qui avons avancé cette idée, mais l’aumônier national musulman lui-même. Il a fait valoir que ce flux financier devrait probablement être rendu plus transparent et qu’un prélèvement opéré sur lui pourrait servir à la formation et à la rémunération des aumôniers, que la loi de 1905 empêche absolument l’État de financer.
Je répète que nous avons, selon moi, manqué une occasion d’examiner certaines questions, liées en particulier aux radicalisations et, surtout, à la prévention. Ouvrir un débat n’est pas le trancher, et une commission d’enquête a vocation à enquêter pour ouvrir un certain nombre de pistes. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait.
Le Président Sadate avait l’habitude de dire : « Je préfère me brûler en essayant d’allumer une flamme que de rester dans le noir à maudire l’obscurité ». Ce rapport est, à mon avis, un bon rapport de la commission des lois ; malheureusement, ce n’est pas un rapport de commission d’enquête.