Placer les activités des services de renseignement dans un cadre défini par le législateur constitue une marque de maturité pour une démocratie. L'appareil de renseignement des Etats a souvent été, à l'origine, établi hors du droit, car destiné par nature à fonctionner dans la clandestinité.
La démarche entreprise est donc ambitieuse.
C'est une démarche engagée de longue date. Le Livre blanc de 2008 et plusieurs rapports parlementaires, dont ceux de la DPR, appelaient à son élaboration. Il s'agit donc d'une démarche ancienne, dont les attentats terroristes du mois de janvier 2015 ont accéléré la mise en oeuvre sans en avoir été à l'origine.
Effectuer cette démarche a longtemps été considéré comme impliquant un risque, celui d'affaiblir les capacités des services. Or, ce risque n'est pas avéré si l'on procède avec précaution et il doit être confronté à l'incertitude juridique qui pèse sur les modes d'action des services de renseignement qui ont besoin pour agir d'un cadre légal, plus encore sans doute quand les menaces se concrétisent et sont susceptibles d'affecter directement nos concitoyens. Je ne reviens pas sur cet aspect que les ministres de l'intérieur et de la défense nationale ont développé hier lors de leur audition, si ce n'est pour souligner que les menaces s'amplifient mais évoluent aussi dans leurs modes d'action, ce qui rend nécessaire le recours par les services à de nouvelles technologies.
Légiférer, asseoir la légitimité des services, mieux faire comprendre leurs missions, ce n'est donc pas de mon point de vue les affaiblir, mais les renforcer.
Mais au-delà du principe, légiférer n'est pas chose facile, car le législateur doit à la fois veiller à la protection de la vie privée et des libertés individuelles garanties par la Constitution et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et renforcer l'efficacité des services. Il faut aussi préserver la discrétion des modes d'actions et l'anonymat des agents qu'exigent l'efficacité des services de renseignement et la sécurité des personnels qui les servent.
Tout sera donc question d'équilibre dans les procédures mises en oeuvre, un équilibre entre les deux exigences de sécurité et de liberté.
S'agissant de la protection des droits, la question s'est posée de la nécessité d'une intervention du juge judiciaire. Il semble toutefois que, s'agissant de mesures de police administrative qui n'entraînent pas de placement en détention, l'intervention du juge administratif - ici le Conseil d'Etat - soit conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et cohérente avec l'organisation des deux ordres de juridiction. L'important est que le projet de loi crée une voie de recours pour les citoyens.
Il faut aussi prendre conscience que la mise en place d'une telle organisation ne sera efficace que si les différents acteurs du système disposent des moyens de le faire fonctionner. J'ai interrogé les ministres sur ce point, ils m'ont assuré qu'ils travaillaient à l'évaluation des moyens nécessaires et seraient en mesure de répondre à mes questions sur le coût de cette réforme lors du débat en séance publique.
Jusqu'à maintenant, le législateur n'était intervenu que ponctuellement pour définir le cadre d'emploi de certaines techniques comme les interceptions de sécurité en 1991, la réquisition des données de connexion en 2006 puis en 2013 de géolocalisation ou pour instaurer une forme particulière de contrôle parlementaire, avec la création en 2007 de la délégation parlementaire au renseignement. La France s'est donc dotée d'une législation morcelée et reste dépourvue d'un cadre général.
Ce projet de loi n'est exceptionnel que parce qu'il est le premier du genre dans notre pays, et qu'il met fin à une exception. En revanche, ce n'est pas une loi d'exception.
Le Parlement est donc saisi d'un projet de loi qui a pour ambition de donner un cadre juridique unifié et clair aux activités des services de renseignement. Ce texte est nécessaire pour répondre à l'évolution des menaces et servir les intérêts de notre pays.
Encore faut-il que l'usage des nouvelles techniques de renseignement s'inscrive dans un cadre légal qui le limite et garantisse la protection contre les atteintes abusives à la vie privée et aux libertés. L'obligation de vigilance pour le législateur est d'autant plus grande que le Président de la République a décidé de saisir le Conseil constitutionnel du texte qui sera issu des travaux du Parlement.
Le projet de loi instaure un régime d'autorisation préalable du Premier ministre après avis et sous le contrôle d'une autorité administrative indépendante, la CNCTR, dont il définit la composition, les règles de déontologie et de fonctionnement ainsi que les missions. Il pose les règles de traçabilité de l'usage des techniques de recueil de renseignement autorisées et fixe la durée de conservation des données collectées. Si la décision revient au Premier ministre, l'avis de la CNCTR sera fortement prescriptif.
Le projet de loi prévoit un régime spécifique d'autorisation et de contrôle pour les mesures de surveillance internationale.
Il institue enfin un recours devant le Conseil d'Etat, ouvert à toute personne y ayant un intérêt direct et personnel, ainsi qu'à l'autorité administrative indépendante, tout en prévoyant des règles de procédure dérogatoires destinées à préserver le secret de la défense nationale.
Le projet de loi contient en outre d'autres dispositions, notamment afin d'assurer une meilleure protection de l'anonymat des agents ainsi que leur protection pénale, d'étendre le droit de communication de TRACFIN, de conforter les moyens d'information de la délégation parlementaire au renseignement.
En regroupant nombre de ces dispositions dans un nouveau livre VIII du code de la sécurité intérieure, le projet de loi définit une architecture générale cohérente et lisible, même s'il n'est pas la loi-cadre qu'espéraient certains.
Les défenseurs des droits de l'homme sont naturellement sensibles à ce texte et ils ont raison, mais ils devraient également se réjouir de voir se mettre en place un cadre légal pour des activités dans un domaine non encore saisi par le droit.
Le projet de loi a d'ores et déjà posé les principes de l'équilibre à trouver entre protection des droits et efficacité des services. Le travail du Sénat consistera donc à parfaire le projet de loi en veillant tout particulièrement au renforcement des garanties, à l'efficacité des services, à la dimension internationale de leurs activités, à la préservation du secret de la défense nationale dans la mise en oeuvre de ses dispositions et au renforcement de la légitimité et de l'efficacité des instances de contrôle. Au terme de mon analyse, je vous présenterai un certain nombre d'amendements. Je pense que nous pourrons donner un avis favorable à son adoption par le Sénat.
Ma première préoccupation a été de vérifier la prise en compte des intérêts fondamentaux de la nation dans la définition des missions et des finalités des services de renseignement. J'ai constaté que la rédaction de l'article L. 811-3, relatif aux finalités permettant aux services spécialisés de renseignement de recourir aux techniques mentionnées au titre V dans l'exercice de leurs missions, gagnerait à être précisée.
Ma seconde préoccupation a été de parfaire la conciliation entre protection des libertés et efficacité opérationnelle. La difficulté pour le législateur dans cette quête d'un équilibre idéal est de vouloir tout inscrire dans la loi, jusqu'au moindre détail. Le Sénat devra s'efforcer de clarifier et de simplifier autant que d'ajouter. J'ai donc limité mes propositions à quelques aspects pour essayer :
- d'éclaircir le pouvoir d'autorisation du Premier ministre et notamment la nature de la délégation qu'il fait à six de ces collaborateurs. Je souhaite obtenir des réponses du Gouvernement sur l'étendue et le contenu de ces délégations, savoir si les délégués exerceront cette compétence à plein temps, s'il s'agira de membres du cabinet ou d'une autre structure, s'ils seront spécialisés et comment. Il s'agit d'une responsabilité d'Etat, il faut donc être très vigilant à ne pas mettre en place une structure trop distante du Premier ministre, qui assume la responsabilité politique ;
- de redimensionner la CNCTR, qui me paraît trop nombreuse pour fonctionner avec efficacité ;
- de conforter la légitimité de son président en déposant avec le président de la Commission des lois, notre collègue Philippe Bas, une proposition de loi organique qui soumettra la nomination à la procédure d'avis de la commission parlementaire compétente en application de l'article 13 de la Constitution et qui viendra en discussion commune avec le projet de loi. Cet avis nous semble nécessaire car le président de la CNCTR disposera de grands pouvoirs et d'une capacité d'influence considérable, il faudra donc une personnalité disposant de grandes qualités de compétence et d'éthique ;
- de revenir à une durée raisonnable de conservation des correspondances interceptées ;
- de limiter un angle mort dans la capacité d'agir des services, lié à l'interdiction absolue de procéder à la mise en place de certains dispositifs lorsque les personnes visées appartiennent à des professions protégées, même en cas de menaces imminentes. Je crains que cela ne fournisse des couvertures faciles pour des agents étrangers, des terroristes ou des criminels ;
- d'assurer une meilleure protection du secret de la défense nationale en limitant les habilitations ès-qualité par la loi sans vérification préalable de la vulnérabilité des personnes concernées ;
- de rendre plus intelligibles les dispositions relatives à certaines techniques telles que les sondes mises en place sur les réseaux et les « IMSI-catcher » (fausses antennes relais permettant de capter toutes les communications dans un certain rayon).
Enfin, ma troisième préoccupation a été d'actualiser la rédaction des dispositions relatives à la délégation parlementaire au renseignement pour tenir compte du projet de loi et lui donner les moyens nécessaires à sa mission.
Enfin, je voudrais conclure en soulignant que l'efficacité de la réforme dépendra des moyens budgétaires et financiers alloués et de la résistance à certaines tendances bureaucratiques. Il s'agit d'une question essentielle.