Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « [les normes], sujet rituel du congrès des maires de France, où chaque année – j’imagine – l’État s’engage avec des formules incantatoires ! “Jamais plus, toujours moins”... Mais je sais aussi que le poids de ces normes est devenu invivable : 400 000, c’est un frein inacceptable à l’initiative et à la compétitivité ». Ainsi s’exprimait le Président de la République devant les élus locaux le 20 novembre 2012. On ne saurait mieux dire. Tous les élus locaux ont naturellement applaudi, emportés par la même adhésion.
Par ailleurs, je pourrais égrener la longue liste de rapports, au demeurant d’excellente qualité, faisant peu ou prou le même constat. Le diagnostic est donc fort ancien pour un mal pernicieux et qui s’accroît au fil des années.
L’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » a pris un sens involontairement ironique ou sarcastique. En effet, comment imaginer connaître toutes les lois, règlements et normes applicables dans un domaine donné ? Pis, malgré les aides en tous genres, les codes, la facilité numérique et un personnel mieux formé qu’autrefois, des interrogations accrues surgissent. On ne sait si telle norme est applicable ou non, ni quelle norme appliquer lorsque deux d’entre elles paraissent contradictoires.
Au bout du compte, il y a matière à réflexion lorsque l’on songe que les lois de décentralisation ont supprimé la tutelle administrative et la tutelle financière, mais pas la tutelle technique et normative. Cette contrainte se voit renforcée depuis peu par la crise économique et le contexte budgétaire tendu, en particulier pour les collectivités locales, qui doivent faire face à la réduction programmée des dotations de l’État.
Dans ce contexte contraint, le Conseil national d’évaluation des normes est un organisme indépendant dont la mission est notamment d’étudier l’impact technique et financier des projets de normes réglementaires, législatives et communautaires applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics. II peut aussi se saisir de l’évaluation du stock de normes réglementaires en vigueur.
La loi du 17 octobre 2013 a prévu que le CNEN peut être saisi par les collectivités territoriales ou leurs groupements, le Gouvernement et les commissions permanentes des deux assemblées parlementaires. La proposition de loi qui nous occupe aujourd’hui vient utilement poser la question des conditions de saisine du CNEN. Le décret d’application, publié le 30 avril 2014, a en effet fixé des conditions draconiennes et plus restrictives que celles initialement prévues par la loi. La présente proposition de loi supprime donc ces exigences contraires à la position du législateur. Toute collectivité territoriale ou tout EPCI doit pouvoir saisir le CNEN. Cette saisine est par ailleurs élargie à l’ensemble des parlementaires et associations d’élus locaux qui pourront ainsi consulter le CNEN sur le stock de normes en vigueur. Enfin, la proposition de loi supprime le recours à des mesures d’application par décret.
Au-delà de ces dispositions, la question de fond sous-jacente à la proposition de loi est de savoir si la nouvelle institution du CNEN est en mesure d’accomplir son écrasante mission et si ce conseil national est un instrument efficace de régulation de la production normative. Or la simple évaluation des effets d’une réglementation est une tâche complexe et lourde qui nécessite des études et du temps, d’autant que sa saisine par des collectivités territoriales ou par des associations d’élus amène nécessairement le risque d’être débordé par les demandes. Dispose-t-on des moyens humains et financiers pour faire face à cela ? Non, sans doute, surtout si les méthodes de travail de l’administration centrale restent les mêmes, d’autant qu’on peut douter que l’urgence, si souvent invoquée en l’espèce, soit entendue de la même façon par ces administrations que par les élus.
À ces considérations contingentes s’ajoutent des éléments objectifs : nos concitoyens pensent que la solution à un problème réside dans l’adoption d’une nouvelle norme, de préférence législative, qui entraîne généralement une cascade de normes subordonnées. Il y a là un phénomène d’auto-engendrement tout à fait pernicieux : la norme appelle la norme. Dans ces conditions, il y a fort à craindre que le CNEN se trouve rapidement congestionné.
L’enfer, ici comme ailleurs, est pavé de bonnes intentions. L’heure étant au latin, monsieur le secrétaire d'État, quod infernum sit in bonum intentiones contravit… Les meilleures dispositions d’esprit peuvent conduire aux pires résultats. Et quel résultat ! Aujourd’hui, notre pays a produit une espèce de pachyderme normatif, de plus en plus impotent, qui croule sous son propre poids, et on a le plus grand mal à le mettre à la diète !
Face à cet impératif de régulation de la production normative, un traitement homéopathique est insuffisant là où une thérapie génique s’impose. Car, finalement, cette situation témoigne d’une contradiction difficilement surmontable, entre l’égalité et la liberté locale, et qui a été mise en exergue par d’éminents professeurs de droit : « La décentralisation, comprise comme la recherche d’une autonomie, appelle une différenciation et que celle-ci ne peut que déboucher sur des différences qui sont ou deviennent des inégalités. L’égalité, de son côté, implique que la règle soit la même sur tout le territoire, qu’elle s’impose aux collectivités locales. Et comme l’on ne peut, aujourd’hui, accepter la centralisation, mais que les effets logiques d’une véritable décentralisation ne sont pas plus acceptés, on imagine des solutions de compromis, des équilibres, notamment financiers, avec les compensations et les péréquations de toutes sortes, tout cela avec l’accord implicite des citoyens qui veulent à la fois la liberté locale mais sans abandonner la sacro-sainte égalité. » Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que nous en soyons arrivés à cette situation inextricable.
L’une des hypothèses jusqu’à présent repoussée dans notre pays, qui a la « passion de l’égalité », comme chacun le sait, serait une différenciation de la « norme » en fonction « des » territoires. Nous sommes là au cœur des logiques contradictoires et contrariées. Mais voilà, cette différentiation normative serait un tel bouleversement sur le plan juridique qu’elle reviendrait à abandonner le principe d’uniformité appliqué depuis la Révolution. Les implications en seraient si considérables qu’une telle perspective appellerait inévitablement un débat national bien plus large que celui qui nous occupe aujourd’hui.