Intervention de Christiane Taubira

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 5 mai 2015 à 9h00
Renseignement — Audition de Mme Christiane Taubira garde des sceaux ministre de la justice

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

Je vous remercie de m'inviter à m'exprimer sur ce projet de loi qui encadre le renseignement et qui, comme tel, a vivement attiré l'attention et soulevé bien des débats dont certains ne sont pas éteints. Ces débats sont utiles car il est bon, sur un tel sujet, que la société assure une vigilance démocratique et qu'elle s'interroge, afin de pouvoir assumer les décisions qui seront prises. Car ces interrogations, ces contestations, doivent nous conduire à améliorer encore les dispositions proposées. Nous devons donner aux services de renseignement les moyens d'assurer la sécurité des Français, en s'adaptant aux nouvelles méthodes et aux nouvelles technologies que les milieux de la criminalité et du terrorisme ont su apprivoiser, tout en préservant les libertés fondamentales des citoyens. C'est à quoi, en ma qualité de garde des sceaux, gardienne des libertés fondamentales, je veille tout particulièrement au sein du Gouvernement. Je crois que ce texte a atteint la bonne mesure, et qu'il reviendra à votre Haute Assemblée de l'améliorer encore.

Ce projet de loi, qui donne un cadre juridique au renseignement, s'est enrichi de divers avis, celui de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), et de celui, très circonstancié, du Conseil d'État. Les associations sont également entrées dans le débat, ce qui a contribué à sa richesse. Le débat à l'Assemblée nationale, enfin, a permis d'améliorer ce texte, qui définit clairement les principes et les finalités du renseignement, détermine ses techniques et, parallèlement, instaure ou renforce le contrôle, qui intervient à plusieurs niveaux : via une autorité administrative indépendante ; sous la responsabilité de l'exécutif, puisque c'est le Premier ministre qui attribue les autorisations ; sous le contrôle juridictionnel, enfin, de notre plus haute juridiction administrative, le Conseil d'État.

Il est évident que les techniques de renseignement sont susceptibles de porter atteinte, ou pour le moins d'altérer l'exercice des libertés individuelles - droit au respect de la vie privée et familiale, inviolabilité du domicile, secret des correspondances... Autant de droits explicitement inscrits dans notre code civil et dans la convention européenne des droits de l'homme dont la France est signataire. Il s'agissait donc de donner aux services de renseignement les moyens d'exercer leur activité tout en les plaçant sous contrôle - ab initio, en cours d'opération et a posteriori - afin de garantir aux citoyens la préservation de leurs libertés.

Ce projet de loi définit donc les finalités du renseignement, il précise les conditions dans lesquelles sont mises en oeuvre les techniques de recueil de renseignement, et celles dans lesquelles les informations sont collectées, conservées, puis détruites. Le contrôle des activités de renseignement sera assuré, ab initio, par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement chargée d'émettre un avis à destination du Premier ministre, auquel il reviendra de prendre la décision d'autoriser le recueil de renseignement. Cet avis préalable ne sera pas requis dans les situations d'urgence absolue, mais la commission devra être informée et pourra réagir. Si la commission considère soit que le fait qu'il ait été passé outre à son avis, soit que les conditions dans lesquelles le Premier ministre autorise le recours à des techniques de renseignement pose problème, elle peut formuler les recommandations à l'attention du Premier ministre et saisir le Conseil d'État. Le Conseil d'État peut, quant à lui, décider l'annulation d'une technique de renseignement et la destruction des données collectées mais également prévoir une indemnisation des personnes concernées. Des magistrats du Conseil d'État seront habilités secret défense et auront donc directement accès aux documents classés - c'est une nouveauté et un incontestable progrès. Cela supposera néanmoins un aménagement de la procédure du contradictoire dans les recours juridictionnels devant le Conseil lorsque les pièces seront classées secret défense. Le Conseil d'État, s'il constate une infraction, pourra saisir le juge pénal, sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

Les professions protégées, dépositaires de secrets - secret des sources pour les journalistes, secret de la défense pour les avocats, secret de l'enquête, de l'instruction et du délibéré pour les magistrats, sans oublier les parlementaires - font l'objet d'une procédure protectrice que le Gouvernement avait prévu d'introduire dans la loi mais qui n'était pas prête au moment de l'examen du projet par le Conseil d'État, et nous avons donc préparé un amendement, adopté à l'Assemblée nationale.

Le projet de loi introduit également un fichier judiciaire des auteurs d'infractions terroristes, le FIJAIT, qui permettra de répertorier les personnes qui font l'objet d'une condamnation ou d'une mise en examen pour fait de terrorisme. Celles-ci auront l'obligation d'informer tous les trois mois les autorités de police ou de gendarmerie de leur domiciliation et de tout projet de déplacement à l'étranger. Les informations seront conservées dix ans pour les personnes majeures, cinq ans pour les mineurs.

Il est un sujet qui concerne particulièrement le ministère de la justice, celui du renseignement pénitentiaire. C'est un service que nous avons, depuis 2012, renforcé. Au niveau de l'administration centrale, ses effectifs sont passés d'une dizaine en 2012 à seize aujourd'hui. Dans les directions régionales, ils sont passés de dix en 2012 à 68 aujourd'hui et doivent atteindre 80 en 2016. Dans les établissements pénitentiaires, ils sont passés de 45 en 2012 à 75 aujourd'hui et atteindront 89 en 2016. Au total, le renseignement pénitentiaire, qui comptait 72 agents en 2012, en compte 159 aujourd'hui et en comptera 185 en 2016. En 2014, nous avons restructuré le renseignement pénitentiaire sur l'ensemble du territoire, et avec le plan antiterroriste de janvier 2015, nous avons diversifié ses compétences. Le renseignement pénitentiaire travaillait sur un fichier que j'ai fait soumettre à la CNIL après avoir découvert qu'il ne l'avait pas été. Il est désormais en cours de validation après prise en compte des observations de la CNIL.

Aux termes du décret de 2008, le renseignement pénitentiaire a pour mission de veiller à la sécurité des établissements et de mener, par conséquent, la surveillance nécessaire pour éviter les évasions et assurer la sécurité au quotidien. Depuis 2005, il est également chargé d'assurer une surveillance sur la radicalisation et transmet les informations recueillies aux services de renseignement spécialisés.

Nous avons également renforcé les relations avec le ministère de l'intérieur. Bien qu'elles soient très régulières, nous avions observé, dès 2013, qu'elles n'avaient guère d'effet au niveau du renseignement spécialisé et surtout que les services pénitentiaires manquaient d'un retour d'informations sur les signalements effectués. Depuis le début de l'année 2015, un directeur pénitentiaire a été intégré, à mon initiative, au sein de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). L'administration pénitentiaire participe aux réunions hebdomadaires de l'UCLAT ainsi qu'aux réunions des états-majors de sécurité départementaux. Avec les services spécialisés du ministère de l'intérieur, nous avons signé un protocole qui facilite et formalise les échanges d'informations. J'ai en outre cosigné, avec le ministre de l'intérieur, trois circulaires destinées à faciliter la mise en oeuvre des mesures décidées par le Gouvernement, et notamment le plan interministériel de lutte contre la radicalisation d'avril 2014.

Nous avons diversifié les compétences du renseignement pénitentiaire, en mettant en place une cellule de réflexion composée de personnels pénitentiaires, de chercheurs et de spécialistes des questions internationales, ainsi qu'une cellule de veille, composée d'analystes chargés d'assurer une vigilance sur les réseaux sociaux. Nous recrutons également des interprètes et des traducteurs et nous mettons en place des équipes légères de fouille.

Telle est l'action que nous avons d'ores et déjà engagée. Dans le cadre de ce projet de loi, il est envisagé de donner au renseignement pénitentiaire la possibilité de mettre en oeuvre des techniques de renseignement au même titre que les services spécialisés. Comme vous le savez, j'ai plaidé, à l'Assemblée nationale, pour éviter que le ministre de la justice ne devienne, au même titre que les ministres de l'intérieur et de la défense, commanditaire de telles techniques dans les établissements pénitentiaires. Je souhaitais au contraire voir stabilisées et formalisées dans la loi - via l'article 12, supprimé en commission et en séance - les modalités selon lesquelles les services de renseignement spécialisés interviennent dans les établissements pénitentiaires ainsi que les relations entre ces services et le renseignement pénitentiaire.

Les raisons de mon opposition à voir le ministère de la justice devenir commanditaire de techniques de collecte de renseignement dans les établissements sont de deux ordres. Elles tiennent à une position de principe et à un souci d'efficacité. Alors qu'il est déjà si délicat de trouver, dans ce texte, la bonne mesure entre les moyens et missions dévolus aux services de renseignement et les indispensables garanties à apporter aux citoyens qui craignent que leurs libertés fondamentales ne se trouvent saisies dans un recueil massif de renseignement, il est bon que la justice apparaisse clairement comme l'institution chargée d'assurer le contrôle juridictionnel. Mettre le ministère de la justice, dans le même temps, en situation de commanditer la mise en oeuvre de techniques de renseignement, dont certaines sont particulièrement intrusives, introduirait une confusion. Telle est ma position de principe. Quant à la question de l'efficacité, elle se pose au regard des missions du renseignement pénitentiaire qui, chargé d'assurer la sécurité des établissements, collecte, à ce titre, des informations : il peut ouvrir les correspondances, intercepter des conversations sur les téléphones autorisés, repérer les téléphones interdits et les faire saisir, contrôler les ordinateurs - autorisés depuis 2003 mais sans accès à internet. Je souhaitais, et tel était le sens de l'article 12, que tous ces contrôles puissent se faire en temps réel, par intrusion pendant l'usage de ces moyens de communication plutôt que par un contrôle ex post sur le matériel saisi. Or, le texte tel qu'il va ressortir de l'Assemblée nationale, qui permet au renseignement pénitentiaire d'user de techniques plus intrusives, pose un certain nombre de questions. Il est clair, tout d'abord, que rien n'interdit aux services de renseignement spécialisés d'intervenir dans les établissements pénitentiaires, qui ne sont pas des zones de non droit échappant à l'autorité de l'Etat. Il est tout aussi clair, ensuite, que les détenus ne sont pas déconnectés de l'extérieur. Si l'on veut être efficace, on ne saurait se contenter d'une surveillance purement interne : il faut suivre, également, les relations avec l'extérieur, via la correspondance, les visites, les sorties. Se pose, de surcroit, le problème des procédures : les services pénitentiaires devront établir une demande d'autorisation de surveillance, mais ils ne pourront le faire que sur le fondement de ce qu'ils savent des détenus, sur leurs antécédents judiciaires et pénitentiaires. C'est beaucoup plus restreint que les informations dont peuvent disposer les services de renseignement spécialisés. À supposer que la demande soit validée sur la base des seuls éléments dont dispose l'administration pénitentiaire, comment procèdera-t-on au recueil ? Si l'on autorise le renseignement pénitentiaire à user de telles techniques de recueil, il faut lui en donner les moyens : des effectifs au moins doubles de ceux que nous avons prévus, une plateforme de recueil de renseignements, des moyens techniques... J'ajoute que l'on ne peut exploiter les renseignements collectés que via des bases de données : la question de la conservation de ces données se pose de la même manière qu'ailleurs. Pour toutes ces raisons, j'estime qu'autant il est souhaitable de continuer à renforcer le renseignement pénitentiaire, comme nous avons déjà entrepris de le faire, autant il faut éviter de le transformer en un « sous-service » de renseignement spécialisé, au risque de nuire à la qualité du travail effectué. Telles sont les réflexions que je soumets à la sagacité du Sénat, que je sais particulièrement sensible à ces questions.

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