Monsieur le président, madame la garde des sceaux, messieurs les ministres, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, depuis trois mois, le Parlement débat de l’encadrement juridique des activités de renseignement. Ce texte arrive, aujourd’hui, en séance publique pour que vous tous, au Sénat, puissiez désormais en discuter.
Même si ce n’est pas une première, il est inhabituel qu’un Premier ministre présente un projet de loi directement devant vous, en compagnie des ministres de la justice, de la défense et de l’intérieur – je voudrais à cette occasion saluer le travail qu’ils mènent depuis plusieurs mois.
Cette exception se justifie par l’ambition de ce texte, qui donne, enfin, un cadre juridique cohérent et complet aux activités de nos services de renseignement. Je dis « enfin », car la France a, dans ce domaine, par rapport à la plupart des autres démocraties occidentales, du retard.
Ce texte, j’en ai la conviction, approfondit notre État de droit. Les bases législatives qui seront conférées aux activités de ces services s’accompagneront d’un contrôle de chaque opération de surveillance. Elles s’accompagneront également d’un droit pour les citoyens au recours juridictionnel. C’est une avancée dont il faut prendre la juste mesure !
Il est inhabituel également que le Président de la République annonce la saisine du Conseil constitutionnel, avant même la fin des débats parlementaires et la promulgation du texte, sur les points de droit les plus délicats.
Cette loi concerne le droit à la vie privée. Il est donc naturel qu’elle suscite des interrogations et des inquiétudes. Et légiférer sur des sujets aussi sensibles, c’est nécessairement s’entourer d’un maximum de précautions.
Dans ce même hémicycle, l’un de vos prédécesseurs, madame Taubira, le garde des sceaux Henri Nallet déclarait le 25 juin 1991 – il présentait alors le projet de loi sur le secret des correspondances, principale référence du texte qui nous occupe aujourd’hui – : « En prenant l’initiative de saisir le Parlement de cette question, le Gouvernement a bien conscience de relever un véritable défi » !
Aujourd’hui, les circonstances sont un peu différentes, puisque ce texte s’appuie sur un travail parlementaire approfondi et transpartisan.
Le premier organe parlementaire de contrôle a été créé en 2007 : il s’agissait de la délégation parlementaire au renseignement, ou DPR, chargée de l’évaluation de la politique publique et du contrôle de l’action du Gouvernement en matière de renseignement.
Je tiens, d’ailleurs, à rendre hommage au travail des membres de cette délégation parlementaire – j’ai eu l’occasion de m’exprimer devant elle à plusieurs reprises, comme ministre de l’intérieur ou comme Premier ministre –, plus particulièrement de ceux d’entre vous qui en ont présidé les travaux : Jean-Jacques Hyest, Jean-Pierre Sueur et, désormais, Jean-Pierre Raffarin. Cette institution a su créer de véritables liens de confiance avec le Gouvernement, comme avec les services.
Une communauté du renseignement et des six services qui la composent a également été définie en 2007.
Le Conseil national du renseignement et la fonction de coordonnateur national du renseignement ont été créés en 2008, et l’Académie du renseignement en 2010, afin que la communauté du renseignement se professionnalise et se coordonne davantage.
Les missions de contrôle de la DPR ont été élargies dans la loi de programmation militaire de 2013, et la loi de 1991 a été élargie aux données de connexion, d’ailleurs par un amendement sénatorial particulièrement courageux.
Les députés Jean-Jacques Urvoas, de la majorité, et Patrice Verchère, de l’opposition, ont cosigné un rapport parlementaire sur le sujet en 2013, notamment pour tirer les enseignements des attentats de Toulouse et Montauban.
Une inspection des services de renseignement a été créée en 2014 ; elle vient d’ailleurs de se voir confier ses deux premières missions.
Ce travail important accompli par l’Assemblée nationale et par le Sénat, quelles que soient les majorités en présence, doit être salué.
Le projet de loi que vous allez examiner est donc l’aboutissement d’une réflexion approfondie, à laquelle plusieurs d’entre vous ont contribué de manière notable, et dont la droite comme la gauche – si toutefois ces termes veulent dire quelque chose dans ce débat – ont vu l’utilité. Elle est, en ce sens, profondément républicaine.
C’est en juillet 2014 que le Président de la République a décidé de légiférer, bien avant que notre pays, en janvier dernier, ne soit frappé en plein cœur. Face à l’intensité de la menace terroriste, que nous connaissons depuis mars 2012, mais qui a frappé récemment à Copenhague, à Tunis et au Kenya, nous avons décidé d’accélérer ce travail et d’envisager l’introduction de dispositions spécifiques à la lutte antiterroriste.
Sur de tels sujets, l’apport des parlementaires est toujours précieux pour l’exécutif. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail réalisé par les membres de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, co-présidée par Nathalie Goulet et André Reichardt, et dont le rapporteur était Jean-Pierre Sueur. Certaines des propositions présentées par cette commission le 8 avril dernier figurent d’ailleurs déjà dans ce texte de loi.
Je suis également certain que le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, présidée par Éric Ciotti, et dont les conclusions ont été présentées ce matin par Patrick Mennucci, offrira de nouvelles pistes de réflexion au Gouvernement. Certaines d’entre elles sont d'ailleurs déjà mises en œuvre.
Il est en effet indispensable que notre dispositif de lutte contre le terrorisme s’adapte en permanence à une menace particulièrement mouvante qui ne cesse d’évoluer et de s’intensifier.
Vous le savez, la France fait face à d’immenses défis, dans un monde marqué par l’imprévisibilité, la multiplication des crises et la diversification des menaces. Ces défis, il faut les appréhender avec lucidité et y répondre, afin que notre pays puisse défendre son territoire, ses ressortissants et ses intérêts, ses valeurs aussi, dans le respect de l’état de droit.
Le rôle des services de renseignement est à ce titre fondamental, et je tiens à rendre une nouvelle fois hommage, devant vous, à ces combattants de l’ombre qui méritent toute notre estime. Leur action est par nature discrète, mais, dans ces temps difficiles, elle est plus que jamais nécessaire ; elle est même primordiale.
Anticiper, détecter, analyser et comprendre les menaces qui pèsent sur la France, c’est garantir la sécurité du pays. Comme le soulignait déjà le général chinois Sun Tse, cher à Jean-Pierre Raffarin, dans un ouvrage de stratégie, « une armée sans agents secrets est exactement comme un homme sans yeux ni oreilles ».
Au premier rang des missions de nos services figure bien évidemment la lutte contre la menace terroriste, et tout particulièrement contre la menace djihadiste. C’est une menace globale, où les dimensions extérieures et intérieures se confondent. J’avais déjà évoqué cet ennemi intérieur et cet ennemi extérieur en octobre 2012, lorsque j’avais présenté ici même, en tant que ministre de l’intérieur, le projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme.
La radicalisation violente et l’implication dans le terrorisme islamiste ont explosé ces dernières années, dans tous les pays européens et méditerranéens. Je citerai quelques chiffres pour rappeler cette réalité. Ces chiffres n’éveillent pas suffisamment, me semble-t-il, la conscience de beaucoup de nos compatriotes, mais il est nécessaire de les connaître pour comprendre la menace.
Plus de 1 730 Français ou personnes résidant en France sont aujourd’hui recensés pour leur implication dans le djihad en Syrie ou en Irak, et ce chiffre ne cesse d’augmenter : il a plus que doublé en un an. Bernard Cazeneuve est confronté tous les jours à cette réalité ; il l’a abordée aujourd'hui même avec ses homologues des six principaux pays européens.
Plus de 860 individus ont séjourné en Syrie ou en Irak. Par ailleurs, 471 y sont actuellement et 110 sont recensés comme morts ; c’est 10 de plus qu’il y a deux mois à peine, lorsque je présentais ce projet de loi devant l’Assemblée nationale. La semaine dernière, le groupe terroriste Daech a revendiqué deux attentats suicides menés en Irak par deux de nos jeunes compatriotes. Cela porte à neuf le nombre d’individus partis de France et décédés dans des actions suicides. Même les territoires ultramarins sont concernés par les phénomènes de radicalisation. Cela illustre les redoutables capacités d’endoctrinement de Daech et la perversité de cette organisation barbare, qui attire les étrangers dans ses rangs pour ensuite les sacrifier.
Le nombre d’individus à suivre et à surveiller a explosé. Ce phénomène, nous le connaissons ; d’autres pays le connaissent. Je rappelle qu’il pourrait y avoir, à la fin de l’année, près de 10 000 Européens en Syrie et en Irak, 10 000 !
Pour les moyens humains, le Gouvernement consent des efforts sans précédent : plus de 1 000 effectifs supplémentaires pour la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, d’ici à 2017, et 2 180 effectifs supplémentaires pour les autres services de renseignement, la police judiciaire, la justice et l’administration pénitentiaire. Ainsi, 30 % de ces recrutements sont prévus en 2015 ; ils ont déjà débuté, car il faut agir.
En ce qui concerne les moyens juridiques, le projet de loi complète les deux lois précédentes : la loi du 21 décembre 2012, examinée d'abord par le Sénat et adoptée après un débat de grande qualité, qui intégrait un certain nombre de propositions formulées par le gouvernement précédent, celui de François Fillon, et la loi du 13 novembre 2014, présentée il y a quelques mois par Bernard Cazeneuve, qui a renforcé notre arsenal antiterroriste.
Nous devons également prendre la mesure de la montée en régime des cybermenaces, qui n’ont rien de virtuel : ce sont des actes de sabotage et des atteintes inacceptables aux libertés d’information et d’expression. L’acuité de la menace terroriste ne doit pas nous faire oublier les autres risques auxquels notre pays est exposé. Les activités de nos services de renseignement portent aussi sur ces risques.
L’espionnage économique, qui emprunte de plus en plus la voie de cyberattaques, coûte de nombreux emplois à notre pays. La vigilance des services de renseignement en matière de prévention de ces prédations ne doit pas être réservée à nos fleurons industriels ni aux seules filières nucléaire, aéronautique ou de défense. Elle concerne aussi de nombreuses entreprises innovantes de taille intermédiaire, qui voient trop souvent leurs perspectives de développement ruinées par une captation de leur savoir-faire. Notre stratégie de redynamisation des filières industrielles doit s’accompagner d’une lutte résolue contre l’espionnage économique.
Le renseignement constitue également un outil précieux d’aide à la décision en matière de politique étrangère. Au Sahel, en Centrafrique, en Irak, notre armée répond présent. Pour promouvoir l’action diplomatique par rapport à l’action militaire, nous employons notre appareil de renseignement extérieur au service de l’anticipation diplomatique.
Nous devons, enfin, prévenir les actions menées sur notre territoire par des groupes subversifs dont l’objectif est de se livrer à des actes de violence et de porter gravement atteinte à la paix publique. La rédaction de la loi de 1991, voulue par Michel Rocard, laissait sur ce point une grande part à l’interprétation. Ainsi, la surveillance préventive du hooliganisme violent relève parfois de la rubrique « sécurité nationale » et parfois de la rubrique « prévention de la délinquance et de la criminalité organisée ».
Le principe de légalité, auquel vous êtes profondément attachés, exige davantage de clarté. Je veux le dire devant vous de la manière la plus nette : l’ajout d’une nouvelle finalité ne vise en rien à porter atteinte à la liberté d’opinion ou de manifestation. Les services de renseignement ne seront pas autorisés à surveiller les actions de défense d’une cause à partir du moment où elles sont licites. En outre, les opérations de surveillance ne seront autorisées que si elles sont proportionnées aux risques encourus.
Le projet de loi qui vous est soumis détaille les finalités pour lesquelles les services de renseignement pourront demander le recours à certaines techniques de surveillance, comme l’intrusion informatique ou la sonorisation de lieux privés. Ces finalités, qui ont été précisées par la commission des lois, correspondent fidèlement aux défis et aux menaces que je viens d’évoquer. J’insiste sur le fait que le Gouvernement a opté pour une définition des motifs légaux beaucoup plus stricte – je le dis en réponse à certains commentaires – que la Convention européenne des droits de l’homme ne l’y autorise.
Le projet de loi reprend largement les dispositions existantes en matière d’interceptions de sécurité et d’accès aux données de connexion, et il les modernise, car le précédent texte datait d’avant l’arrivée du téléphone portable et d’internet.
Le projet de loi procède également à des ajustements pour prendre en compte les nouvelles techniques de surveillance disponibles : géolocalisation de véhicules ou d’objets, sonorisation, captation d’images ou de données informatiques dans des lieux privés. Pour cela, il tient compte du cadre législatif en matière de techniques spéciales d’enquêtes dans le domaine judiciaire, qui a été créé en 2004 et modernisé en 2011.
Le projet de loi fixe également, pour la première fois, un cadre juridique précis aux mesures de surveillance internationale auxquelles nos services procèdent depuis le territoire national. Il s’agit d’une avancée notable par rapport à la loi de 1991, qui ne soumettait ces activités à aucun contrôle. Ceux qui s’émeuvent parfois des dispositions du présent texte ne se sont pas beaucoup émus de cette absence de règles depuis 1991.
Le projet de loi prévoit, enfin, de nouveaux dispositifs qui permettront un accès encadré aux réseaux des opérateurs de téléphonie et d’internet. Le suivi des terroristes en temps réel sur leurs réseaux est nécessaire. C’est aujourd'hui l’un des éléments majeurs de la lutte contre le terrorisme, car les djihadistes utilisent tous les outils du numérique pour se livrer à des actions de propagande et d’embrigadement, mais aussi pour échanger, le plus souvent en adoptant des techniques sophistiquées afin d’éviter d’être repérés. C’est pour cette raison que nous avons introduit une disposition autorisant le recours aux algorithmes ; ceux-ci permettront de détecter des terroristes jusqu’alors inconnus, ainsi que des individus connus mais recourant à des techniques de dissimulation.
Je citerai un autre chiffre pour illustrer mon propos : moins d’un djihadiste sur deux avait été détecté avant son départ en Syrie. Si aucune loi, bien entendu, ne pourra jamais garantir un taux de détection et une efficacité préventive de 100 %, nous devions néanmoins absolument augmenter la capacité d’action de nos services.
Le projet de loi comporte également, dans un même mouvement – ne nous fions pas aux caricatures –, de grandes avancées en matière de protection des libertés publiques. Il offre infiniment plus de garanties que le dispositif légal actuel, qui demeure parcellaire.
Le projet de loi ne prévoit donc pas – je voudrais insister sur ce point – la mise en œuvre de moyens d’exception. J’avais d'ailleurs dit, dans mon intervention à l’Assemblée nationale le 13 janvier dernier, que, face à la menace terroriste, il fallait une réponse exceptionnelle mais pas des mesures d’exception. Le projet de loi prévoit encore moins une surveillance généralisée des citoyens.
Le recueil de renseignements sera ciblé sur les personnes qui présentent une menace réelle pour notre sécurité. Les principes de finalité et de proportionnalité et l’extension des compétences de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement permettront de le garantir. Toutes les opérations de surveillance menées sur le territoire national feront l’objet d’un contrôle indépendant. Elles seront portées à la connaissance de neuf personnes, parmi lesquelles deux hauts magistrats administratifs, deux hauts magistrats judiciaires et quatre parlementaires, dont deux de l’opposition.
La Commission verra ses moyens renforcés, afin qu’elle puisse accroître son contrôle ; c’est la garantie de son indépendance. Votre rapporteur a indiqué que votre assemblée y était particulièrement attachée. Le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS, sollicitait déjà le renforcement de la Commission à hauteur de 25 personnes.
Le Groupement interministériel de contrôle, le GIC, service placé sous l’autorité du Premier ministre – pas de Manuel Valls, du Premier ministre –, verra lui aussi ses moyens renforcés afin qu’il puisse exercer ses nouvelles missions. Une première évaluation estime les moyens nécessaires à 200 personnes, contre 135 aujourd’hui, et 7 millions d’euros de budget annuel supplémentaires.
Au total, ce ne sont pas moins de 250 personnes qui seront dédiées aux fonctions de contrôle, sans compter les moyens de validation des décisions internes à chaque service. J’ai d’ailleurs saisi l’Inspection des services de renseignement afin qu’elle fasse des propositions concrètes sur la mise en œuvre des garanties prévues par le projet de loi. La délégation parlementaire au renseignement sera bien sûr destinataire des conclusions de ces travaux.
Une extension modérée du nombre de personnes à qui l’on peut déléguer l’autorisation d’une procédure, aussi bien dans les cabinets des ministres que dans celui du Premier ministre, est nécessaire. C’est la conséquence logique de la généralisation des procédures d’autorisation et de l’impératif de continuité opérationnelle, 365 jours par an, en cas d’urgence ; et il y a des urgences.
Je veux répondre expressément aux questions soulevées par le président de la délégation parlementaire au renseignement, Jean-Pierre Raffarin. Un lien de confiance direct continuera de relier l’autorité politique et le délégataire ; la responsabilité ne peut pas être diluée, et elle ne le sera donc pas.