Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons ce soir est un moment important pour notre démocratie. Les récents attentats ont démontré que la France et l’Europe étaient la cible de terroristes qui, à l’instar de notre société, sont hyper-connectés. Lors d’un précédent débat consacré à internet et à la liberté de la presse, j’avais appelé l’attention sur les enjeux d’un terrorisme utilisant le web et les réseaux sociaux comme outils de radicalisation et de recrutement.
Les événements récents ont placé les services de renseignement au cœur des débats. Je veux rappeler ici la mission essentielle de service public qu’accomplit le renseignement. Au nom de la représentation nationale et de mon groupe, je tiens à saluer le travail de ces services. Aussi le projet de loi peut-il être l’occasion de sortir des fantasmes inhérents à leurs activités.
Dans la défense de nos institutions, de notre démocratie et de nos concitoyens, le renseignement joue en effet un grand rôle. Rendons hommage à ces hommes de l’ombre qui ne défilent pas le 14 juillet, mais dont l’efficacité permet de gagner une bataille, quand ce n’est pas une guerre ! Comme l’a très bien rappelé Jean-Pierre Raffarin, une partie de leur tâche consiste à recueillir des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des « intérêts fondamentaux de la nation », et pas seulement à celle des « intérêts publics ». À mon sens, il s’agit d’une précision capitale, qui renvoie ainsi non seulement à une définition du code pénal, mais surtout à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Si, par nature, l’appareil de renseignement a vocation à travailler dans le secret, cela ne peut pas se faire en dehors de la légalité. Ainsi, certains faits divers politiques ont encouragé le développement d’une représentation collective biaisée du renseignement, au point que les actions des services ont été assimilées à de la « barbouzerie ». Certaines affaires obscures ont précisément eu lieu lorsqu’il n’existait pas de véritable cadre législatif adéquat. Paradoxalement, c’est au moment où l’on envisage l’encadrement légal de ces activités que certains s’insurgent et agitent le spectre d’une surveillance généralisée, digne de Big Brother. Force est pourtant de constater que le cadre juridique actuel est obsolète en raison de la numérisation globale des activités humaines. L’ère numérique a bouleversé les modes de communication et d’information. L’utilisation des smartphones et des réseaux sociaux, le développement massif d’un panel de produits connectés et les échanges de données personnelles, qui représentent en réalité des métadonnées, ont créé une situation nouvelle.
La loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques n’est plus adaptée aux enjeux liés à internet. Cette augmentation de ressources, qui ne sont pas toutes reconnues par la loi comme des données personnelles, et leur accessibilité par les services de renseignement créent un déséquilibre entre respect des libertés et sécurité. De fait, le législateur est placé devant une situation assez paradoxale : des citoyens sans recours contre des méthodes jugées intrusives et des services de renseignement dépourvus, dans le même temps, de cadre légal pour en tirer parti.
Mes chers collègues, la tâche est d’autant plus rude que nous ne pouvons ignorer les risques liés à la dégradation du contexte sécuritaire. Alors que les menaces de toutes ampleurs ne cessent de se diversifier, la France, pays des droits de l’homme et des libertés, doit concilier ses idéaux et les nécessités de l’intérêt général. Ainsi, il nous appartient d’inscrire dans la loi un juste équilibre pour nos services et pour les citoyens, en encadrant les méthodes de recueil de renseignements tout en respectant les libertés individuelles des Français.
L’incertitude juridique actuelle pèse sur les modes d’action des services de renseignement : elle porte gravement atteinte à leur légitimité et entrave leur mission de service public, qui concourt à la défense et à la sécurité de la France et de ses citoyens. Comme le rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, M. Jean-Pierre Raffarin, l’a clairement expliqué, le projet de loi doit renforcer tant l’efficacité que la sécurité de nos agents, qui sont appelés à travailler dans la clandestinité. Cet objectif est pour moi essentiel : nous devons clarifier et encadrer le champ d’action des services de renseignement.
Je tiens à rappeler que les activités de renseignement ont été définies par le Livre blanc sur la défense de 1994 et réaffirmées par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, en vertu duquel elles font partie intégrante de la fonction « connaissance et anticipation », une fonction stratégique au même titre que la dissuasion, la protection et l’intervention.
Il importe également de signaler que la menace terroriste n’est pas la seule préoccupation des services de renseignement. De fait, les activités de renseignement sont réparties entre plusieurs services, dont les missions et les domaines d’investigation diffèrent. Remarquez que, dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons, ces activités, ainsi que l’analyse des méthodes employées, sont regroupées sous le concept d’intelligence, qui recouvre à la fois le renseignement militaire, la lutte contre la criminalité organisée – une activité primordiale compte tenu de l’internationalisation des mafias, notamment en Europe –, le contre-espionnage et toutes les activités liées aux guerres économique et technologique.
Par ailleurs, n’oublions pas que, entre la veille économique ou industrielle et l’espionnage, les frontières peuvent être floues. D’ailleurs, si ces activités semblent a priori relever de la responsabilité des entreprises, donc des acteurs privés, certains États étrangers, apparemment libéraux, leur consacrent des politiques qui dépassent les limites de la seule protection.
Je voudrais rappeler aussi que, du point de vue de la sécurité du pays, les services de renseignement n’ont pas failli. Ainsi, les responsables entendus par la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, dont j’ai eu l’honneur de faire partie et qui, après avoir tenu cinquante auditions, a adopté un rapport excellent, ont clairement affirmé que, compte tenu des moyens légaux dont ils disposaient, leur capacité d’identification des terroristes et leur réactivité opérationnelle étaient restées intactes. Dès lors, le problème relève aussi de la justice : il tient en réalité à la neutralisation de terroristes potentiels, avant leur passage à l’acte, grâce à une détection a priori et individuelle.
Cette observation me conduit, mes chers collègues, à appeler votre attention sur une autre dichotomie : alors que nous travaillons à encadrer les missions de nos services de renseignement, il importerait que celles de la justice le soient également, notamment en ce qui concerne l’application des peines prononcées contre ceux qui mettent en péril la sécurité des citoyens. Certes, la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a été adoptée, avec l’approbation du Sénat ; mais nous devons veiller à sa parfaite application. En effet, les citoyens ne pourront accepter la mise en place de mesures collectives visant à identifier les terroristes si une réponse pénale ferme et crédible ne suit pas !
Si la finalité de la mission des services n’est pas la surveillance générale et permanente des citoyens, je comprends les inquiétudes que ceux-ci peuvent nourrir à l’idée que des informations soient recueillies à l’aide de dispositifs techniques de proximité dont le spectre de collecte peut être élargi à plusieurs personnes. En particulier, la possibilité de placer des sondes sur les infrastructures internet comporte des risques importants. Néanmoins, il convient de préciser que les algorithmes visent à détecter les communications clandestines, et non, contrairement à une idée reçue, à opérer des traitements statistiques.
Certes, les services peuvent être exposés à des marges d’erreur, mais ils sauront les prendre en compte. Ainsi, les scientifiques du monde numérique nous ont alertés sur le risque de « faux positifs » lié aux procédés de profilage. À la vérité, ce type de risques commande surtout de renforcer les moyens humains de nos services. Parce que la science ne peut pas tout, nous devons faire preuve de vigilance à l’égard des systèmes utilisés. Un algorithme ne remplacera pas un officier de police judiciaire, même si celui-ci doit disposer de moyens pour mener son enquête.
Selon moi, la vraie question est : quelle politique publique de renseignement souhaitons-nous conduire au service de la protection des citoyens ? De ce point de vue, nous pouvons nous féliciter des modifications que la commission des lois du Sénat a apportées au projet de loi. À l’article 4, en particulier, elle a consacré le principe d’une voie de recours pour les citoyens, ce qui était nécessaire compte tenu du large recueil de données autorisé par la nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Par ailleurs, le nouvel article L. 773-7 du code de justice administrative donne au Conseil d’État de larges attributions contentieuses : annulation de l’autorisation de collecte de données, destruction des données obtenues illégalement, condamnation de l’État à indemniser le préjudice subi et même possibilité de saisir le procureur de la République. Ainsi, les garanties maximales du contentieux administratif seront étendues au contentieux du renseignement illégalement collecté.