Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’engorgement des juridictions administratives françaises est un phénomène ancien et, malgré des efforts pour l’endiguer, notre pays s’est vu condamné par la Cour européenne des droits de l’homme à de nombreuses reprises sur le fondement du nécessaire caractère raisonnable de la durée de la procédure.
Depuis une vingtaine d’années, le nombre d’affaires enregistrées a augmenté en moyenne de 6 % par an dans les tribunaux administratifs et de 10 % dans les cours administratives d’appel, atteignant en 2014 un niveau exceptionnellement élevé.
Cette hausse s’est particulièrement concentrée sur certains contentieux de masse, tels que ceux qui ont trait au droit au logement opposable, au revenu de solidarité active ou encore aux étrangers. Ce phénomène s’est observé partout sur le territoire, y compris en outre-mer. Vous ne m’en voudrez donc pas si je m’appesantis un instant sur la situation au sein de mon département.
En 2014, on comptait à Mayotte 800 contentieux, ce qui peut sembler dérisoire au regard des moyennes nationales, mais représente tout de même une augmentation de 20 % par rapport à l’année précédente.
Je ne vous étonnerai pas si je vous annonce que plus d’un tiers des dossiers traités par le tribunal administratif de Mayotte concerne les droits de personnes étrangères. Ce département est, vous le savez, soumis à une insoutenable pression migratoire. Un autre tiers des requêtes est relatif à la fonction publique. Enfin, un dernier tiers, et c’est relativement nouveau, porte sur les contentieux fiscaux, de permis de construire, de marchés publics et électoraux.
Le délai moyen de jugement est de sept à huit mois. Là encore, si nous semblons faire office de bon élève, il faut garder en tête que ce chiffre a vocation à augmenter, le recours au juge administratif étant assez récent à Mayotte
De manière générale, les causes de cette lenteur excessive en France sont connues : elles proviennent à la fois de la prolifération et de l’enchevêtrement des lois, de l’accroissement du contentieux en raison notamment d’une plus forte judiciarisation des relations ente le public et les administrations, de la complexification de la procédure, ou encore du comportement dilatoire de certaines parties, qui jouent sur la longueur des délais.
Les juridictions administratives sont parvenues jusqu’à présent, grâce aux efforts budgétaires consentis et à la forte mobilisation des magistrats et des personnels, à maintenir leurs performances à un niveau satisfaisant, et à réduire de manière significative les délais de jugement et le stock des affaires pendantes, et ce malgré la pression contentieuse à laquelle elles doivent faire face.
Cependant, en raison du contexte économique actuel, force est de constater que les marges de manœuvre budgétaires sont limitées.
Nous sommes réunis ici pour examiner les différents outils organisationnels et procéduraux qui ont été mis en œuvre, et ceux qui pourront l’être pour éviter la dégradation de la situation.
Face à l’accroissement de la demande de justice, les juridictions administratives ont cherché à adapter leur mode de fonctionnement et à améliorer leur accessibilité. La dématérialisation de l’instruction, telle que l’application Télérecours, qui permet aux parties et aux juridictions d’échanger par voie électronique, a suscité un réel gain d’efficacité. Dans les tribunaux administratifs, Télérecours est utilisée pour 56, 2 % des recours éligibles et pour 63, 4 % dans les cours administratives d’appel. La question de rendre obligatoire l’usage de cette application est clairement posée, mais il y a un certain nombre de préalables, notamment techniques, qui doivent faire l’objet de vérifications, selon Jean-Marc Sauvé.
Nul doute que cette technique connaîtra, lorsqu’elle y sera développée, un franc succès en outre-mer, où la distance constitue bien souvent une cause de lenteur supplémentaire. Les tribunaux administratifs de Saint-Denis de La Réunion et de Mayotte ont d’ailleurs ouvert la voie en l’adoptant depuis le 8 juin dernier.
Des moyens procéduraux pour réduire les délais contentieux ont également montré leur efficacité à court terme.
Je pense notamment à la multiplication des hypothèses de recours au juge unique, au lieu de la formation collégiale, réservées aux matières caractérisées par leur facilité, ou encore aux procédures enserrées dans des délais extrêmement contraints, comme c’est le cas en droit des étrangers où le juge administratif statue dans les 72 heures sur la légalité des mesures d’éloignement.
J’ai également en tête la compétence donnée aux tribunaux administratifs en premier et dernier ressort pour les contentieux sociaux, le contentieux du permis de conduire et pour les affaires concernant les permis de construire dans la trentaine d’agglomérations où les besoins en logement sont les plus forts.
Il a été également jugé important de lutter contre les recours abusifs, qui prolifèrent particulièrement en matière d’urbanisme.
Recours abusifs ? Cette sémantique cache plusieurs cas de figure : celui où un recours initialement introduit pour des raisons compréhensibles est, par la suite, mis en œuvre avec une forme d’acharnement qui ralentit la procédure ; celui où l’apparence d’un intérêt pour agir dissimule mal une véritable volonté de nuire ; enfin, le recours qui est introduit non pas pour obtenir l’annulation du permis de construire, mais pour permettre d’en monnayer le retrait auprès de son titulaire.
Au final, on estime à 25 000 le nombre de logements qui ne peuvent pas sortir de terre chaque année à cause de ces pratiques.
En 2013, le groupe de travail présidé par Daniel Labetoulle s’est notamment penché sur la problématique de ces recours malveillants et a présenté, dans un rapport intitulé Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre », plusieurs propositions pour y mettre un terme, telles que la possibilité pour le juge administratif de fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne pourraient plus être invoqués devant lui.
Par ailleurs, à l’occasion de l’examen au Sénat du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, présenté par Emmanuel Macron, la discussion qui s’était engagée en séance autour d’un article visant à encadrer le droit de recours en matière d’installations d’élevage montrait que nous nous trouvions face à un véritable sujet, qui dépassait le champ de la construction.
Les mesures mises en place en matière d’urbanisme sont-elles transposables à d’autres matières ?
Pour conclure, l’ensemble de ces procédures de simplification contentieuse a permis à la juridiction administrative de faire face à l’augmentation du contentieux et de réduire ses délais de jugement.
Néanmoins, Michel Delebarre, dans son rapport pour avis sur les deux programmes de la mission « Conseil et contrôle de l’État » craint que le levier budgétaire ne soit pas suffisant pour préserver ces bonnes performances et que les réformes procédurales entreprises n’aient, à terme, un impact sur la qualité de la justice rendue. Compte tenu de l’entrée en vigueur récente de ces mesures, il ne lui a pas été possible de réaliser un bilan de l’application de ces dispositions. Le taux d’annulation des décisions rendues par le juge administratif n’ayant pas connu d’augmentation notable pourrait constituer un indice positif.
Dans une allocution prononcée lors de la réunion annuelle des présidents des juridictions administratives, M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, soutenait l’idée que d’autres leviers d’efficacité et de qualité, encore insuffisamment exploités, pouvaient être actionnés. Le développement des modes alternatifs de règlement des litiges afin de canaliser en amont les flux d’entrées constitue, selon lui, une piste d’évolution intéressante. Le projet de loi Justice du XXIe siècle comportera-t-il des dispositions en ce sens ?
En tout état de cause, la modernisation de la juridiction administrative est nécessairement liée à des exigences démocratiques. Pour juger vite, il faut s’en donner les moyens. Toute la difficulté est alors de trouver l’équilibre entre la qualité de la justice administrative et l’amélioration de la rapidité de la juridiction administrative, afin que la seconde élément n’exclue pas la première.
Mes chers collègues, le débat est ouvert. Les interventions des uns et des autres montrent l’immensité du chantier et les difficultés qui y sont attachées. Il nous appartient d’y donner une suite, faute de quoi ce débat n’aurait servi à rien. Notre commission des lois serait dans son rôle si elle décidait de s’atteler à ce dossier et de prendre des initiatives.