Monsieur le président, mes chers collègues, commencer par l'étude de la gestion du domaine s'imposait : d'une part, parce qu'elle recouvre des espaces à la fois très vastes et très stratégiques pour les outre-mer, d'autre part, parce que la légitimité comme l'efficacité de l'action de l'État sont contestées localement.
L'épineuse question des régularisations dans la zone des cinquante pas géométriques (ZPG) attend toujours sa solution définitive. Les occupations sans droit ni titre des espaces naturels et des immeubles désaffectés prospèrent inlassablement. La mobilisation du foncier d'État pour le logement, les grands équipements et l'agriculture tarde à produire des effets. Le point d'équilibre entre le développement économique et la protection de l'environnement, les deux objectifs souvent conflictuels auxquels la gestion du domaine de l'État doit tendre, n'est pas encore atteint et reste d'ailleurs difficile à définir.
Tous ces problèmes sont connus, mais demeurent sans solution. Ils n'ont jamais été analysés simultanément sur l'ensemble des collectivités ultramarines afin d'en discerner les causes profondes communes et de sérier les facteurs de différenciation propres à chaque territoire. C'est l'ambition de notre rapport de livrer la première radiographie transversale de la gestion domaniale dans les outre-mer et d'analyser ses failles et ses lacunes.
Le domaine ultramarin de l'État se laisse très difficilement appréhender car il présente une mosaïque de biens très divers, soumis à des régimes juridiques exorbitants du droit commun. Il manque encore un inventaire exhaustif des propriétés de l'État dans les outre-mer. Un principe général se dégage néanmoins : l'État conserve un patrimoine foncier considérable dans les départements d'outre-mer, alors qu'il en a transféré la plus grande partie dans les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution. Le degré d'autonomie d'une collectivité ultramarine peut se lire directement dans la description des biens restant propriété de l'État.
Dans les départements d'outre-mer, aucune politique d'aménagement ou d'urbanisme, de développement économique ou environnementale ne peut se faire sans l'État, considéré non seulement comme la puissance publique régulatrice, mais surtout en tant que propriétaire foncier majeur.
Le domaine de l'État dans les départements d'outre-mer est sans commune mesure avec le patrimoine des autres personnes publiques ou privées. Selon les territoires, la répartition de la propriété foncière varie beaucoup, mais pour prendre des points de repère, le domaine de l'État représente environ 13,5 % de la superficie de la Martinique et 37,5 % de celle de La Réunion. Il couvre jusqu'à 95,2 % de celle de la Guyane, alors que les collectivités territoriales n'y possèdent que 0,3 % de la surface foncière et les personnes privées guère plus de 1,3 %.
L'hypertrophie du domaine de l'État résulte de l'incorporation de deux zones cruciales : d'une part, les forêts qui couvrent l'intérieur des terres, d'autre part, la bande littorale, où se concentrent la population, les activités économiques et les équipements structurants.
En effet, dans les départements d'outre-mer, le domaine public maritime s'étend au-delà du rivage pour englober une bande littorale s'enfonçant vers l'intérieur des terres. En fonction des fluctuations du trait de côte et des remblais successifs, cette bande censée mesurer 81,20 mètres peut s'élargir jusqu'à 600 mètres. La composition du domaine de l'État outre-mer garde fortement l'empreinte de la colonisation, dont la zone des cinquante pas géométriques constitue un vestige archaïque que la départementalisation n'a pas aboli.
En revanche, le domaine public maritime, très associé à la capacité de l'État à maîtriser un territoire, a été transféré aux collectivités d'outre-mer par les différentes lois organiques qui leur confèrent un statut autonome. C'est le cas en Nouvelle-Calédonie au profit des trois provinces, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin. De même, la Polynésie française est propriétaire du domaine public maritime.
Cependant, même dans les collectivités les plus autonomes, l'État conserve des propriétés abritant les services publics tels que palais de justice, bases militaires, ports autonomes ou encore les aéroports internationaux de Nouméa-La Tontouta et de Tahiti-Faa'a. Certaines font l'objet de demandes de revendication.
À l'hétérogénéité dans la composition matérielle du domaine s'ajoute l'éclatement extrême du droit domanial ultramarin. Les normes applicables sont éparpillées dans un grand nombre de textes différents : code général de la propriété des personnes publiques, code du domaine de l'État et sa version applicable à Mayotte, code forestier, code de l'environnement, code de l'urbanisme et lois non codifiées. Les dérogations sont devenues la règle au point de rendre les normes applicables particulièrement obscures et fluctuantes. Les grands principes du droit commun se retrouvent outre-mer criblés de mesures exorbitantes, de dispositifs d'exception et de solutions inédites dans l'Hexagone. Tant et si bien qu'aucune collectivité ultramarine n'est véritablement régie par le même droit domanial.
Le cas de Mayotte est le plus impressionnant : ni les baux emphytéotiques administratifs, ni les droits réels, ni les superpositions d'affectation, ni les mutations domaniales ne s'y appliquent ; le calcul des redevances domaniales n'est pas le même ; même chose pour la définition du régime des eaux et du domaine public fluvial. Il a fallu attendre 2010 pour découvrir la base légale applicable à Mayotte des contraventions de grande voirie, qui sanctionnent l'occupation sans droit ni titre du domaine public. Après une enquête archéologique serrée, le Conseil d'État est parvenu à conjuguer deux décrets sur Madagascar de 1902 et 1926 et trois arrêtés du gouverneur en 1911, 1914 et 1927, dont la cour administrative d'appel de Bordeaux avait pourtant jugé qu'ils étaient abrogés par l'ordonnance de 1992 codifiant le code du domaine de l'État applicable à Mayotte !
Morcèlement, éparpillement, complexité interne redoutable, toutes ces caractéristiques ne facilitent pas la compréhension, la maîtrise et la transposition de solutions pertinentes, y compris au sein des services de l'État.
Disons-le clairement, le droit du domaine de l'État outre-mer est totalement illisible, ce qui pose de graves problèmes d'accès au droit et de sécurité juridique. On peut comprendre le désarroi et l'attentisme de la population face à ce maquis inextricable.
Nous avons examiné les fondements de cette myriade de dérogations et d'exceptions pour en évaluer la pertinence. Notre conclusion est nette : elles sont moins la conséquence d'une juste appréciation des spécificités des territoires que le produit d'une pure sédimentation historique ; elles ne sont pas l'effet d'une volonté claire et constante, mais le reflet de l'indifférence d'une gestion au fil de l'eau et à la trajectoire incertaine.
Pour assumer la complexité juridique de la gestion domaniale, l'État a fait le choix de s'appuyer sur une multitude d'opérateurs, sans les doter des moyens nécessaires à leur action, sans s'assurer de l'efficacité de leur coordination et sans leur fixer de cap.
Une réévaluation des moyens humains mis à la disposition des services locaux du domaine en outre-mer paraît indispensable, ainsi qu'un audit de leurs systèmes d'information en vue de leur refonte et leur mise en cohérence.
La multiplicité des opérateurs intervenant sur des parcelles de statuts très divers, le fractionnement des procédures et l'exercice conjoint de compétences sur certains éléments du domaine rendent la coordination à la fois essentielle et complexe à mettre en place.
Or, sur plusieurs exemples, nous avons pu noter de sérieuses divergences d'approche et de méthode, des frictions et des tensions, entre les services déconcentrés et entre les établissements publics. Le cas du chevauchement conflictuel de l'ONF et du parc national de La Réunion en offre un exemple topique. Il faut y porter réponse sous peine de paralysie de l'action de l'État avec toutes les répercussions en chaîne que cela entraîne pour les collectivités territoriales et les particuliers.
Au fond, le domaine de l'État outre-mer reste dans l'angle mort de la politique immobilière nationale. De l'aveuglement naît le désintérêt, et bientôt le délaissement. C'est là que se trouve la racine du mal et c'est ce qui explique la prolifération des statuts fonciers dérogatoires, la fluctuation des normes sans horizon de long terme, le renvoi des difficultés à des facteurs extérieurs à l'administration et la compression des moyens humains et financiers.
Sans stratégie, il est impossible de repenser la gouvernance et les modes de gestion, d'affecter des moyens adéquats, de procéder à une libération encadrée et rationalisée du foncier. L'État ne semble pas savoir lui-même dans quel but il continue de garder tant de biens fonciers dans les outre-mer, au risque de maintenir une forme de tutelle sur les collectivités territoriales.
Nous souhaitons que soit élaboré un document d'orientation et de programmation à long terme de la politique domaniale dans les outre-mer qui devra ensuite être décliné dans des stratégies régionales compatibles avec les SAR. Cette feuille de route trouvera naturellement sa traduction dans les lettres de mission adressées aux préfets dans le souci d'assurer une double cohérence, territoriale et temporelle, à l'action de l'État. À défaut, persistera la tentation d'un immobilisme de fond, ponctué par à-coups d'interventions épisodiques et décousues.
Après ce panorama brossé à grands traits, je vais laisser mes collègues approfondir les points essentiels de notre rapport et présenter nos recommandations. Serge Larcher traitera la zone des cinquante pas géométriques, Joël Guerriau présentera les difficultés touchant le domaine privé de l'État et Georges Patient évoquera le cas particulier mais essentiel des forêts.