Intervention de Joël Guerriau

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 18 juin 2015 : 1ère réunion
Présentation du rapport d'information sur la gestion du domaine foncier de l'état en outre-mer

Photo de Joël GuerriauJoël Guerriau, co-rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, notre collègue Serge Larcher vient d'évoquer la question de la bande des cinquante pas géométriques qui appartient au domaine public. Les difficultés qui grèvent la gestion du domaine privé de l'État ne sont pas moins grandes ; je reviendrai dans mon intervention sur deux d'entre elles : les occupations sans droit ni titre et les mécanismes de cession du domaine privé à des fins agricoles.

Les cas de squats d'immeubles, de défrichement illégal et d'occupations de terrains du domaine privé se multiplient de façon incontrôlée en Guyane, à Mayotte et à Saint-Martin notamment.

Lorsque nous les avons rencontrés à Cayenne, le préfet de Guyane comme le conseil général les ont qualifiés de « véritable fléau ». Tout immeuble désaffecté ou inoccupé est susceptible d'être rapidement capté, ce qui contribue à bloquer le marché foncier et certains programmes d'équipement ou de promotion immobilière. Les rumeurs se propagent très vite et, en vingt-quatre heures, des squats peuvent s'installer dans un bâtiment laissé vide, comme une caserne désaffectée. L'endiguement d'un squat à un endroit ne fait que déplacer le problème ailleurs. Les installations se produisent même sur des terrains classés zones à risque, comme des collines de l'île de Cayenne inscrite dans un programme de prévention des risques (PPR) de mouvement de terrain. On peut imaginer ce qui se passerait en cas de catastrophe naturelle... Nous ne pouvons pas rester sans réagir.

La protection du domaine public ne paraît pas nécessiter de modifications législatives ou réglementaires, mais l'application effective des sanctions. En revanche l'État pâtit de l'absence de dispositifs juridiques adaptés pour lutter contre les occupations de son domaine privé.

La presse s'est fait en 2015 l'écho d'affaires retentissantes de squats dont étaient victimes des particuliers, qui parvenaient très difficilement à retrouver la possession de leur bien. On peut comprendre dès lors l'impuissance relative de l'État. D'une part, il ne peut utiliser sur son domaine privé de prérogatives particulières de puissance publique, sous peine de voie de fait caractérisée. D'autre part, le domaine privé de l'État n'est, par définition, pas protégé contre les violations de domicile, qui est l'incrimination prévue par le code pénal pour protéger les particuliers. Cet article ne vise pas à garantir d'une manière générale la propriété immobilière contre une usurpation, mais à protéger le domicile comme lieu de vie privé.

L'enjeu essentiel pour l'État est de procéder à l'expulsion. Or, le recours à la procédure d'expulsion par référé « mesures utiles » est impossible sur le domaine privé. N'est pas ouverte non plus à l'État la procédure d'expulsion accélérée « anti-squatteurs » prévue par la loi de 2007 instituant le droit au logement opposable, qui ne bénéficie qu'aux particuliers, propriétaire ou locataire.

Il ne reste donc à l'État que la voie de droit commun du droit civil prévue par la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution. Dans ce cadre, l'expulsion ou l'évacuation d'un immeuble habité ne peut être poursuivie qu'en vertu d'une décision de justice et après signification d'un commandement de quitter les lieux. Une procédure longue et incertaine ne peut manquer de s'en suivre.

Les délais pourraient être drastiquement raccourcis si la procédure de flagrant délit était empruntée pour permettre aux forces de l'ordre d'intervenir sur le fondement de l'incrimination des articles du code pénal relatifs à la destruction, la dégradation et la détérioration du bien d'autrui. Or, le flagrant délit n'est pas utilisé.

Il semble que les services de l'État commettent ici une erreur de droit, qui les enferment dans une pratique plus restrictive que ce qu'imposent les textes. Il nous a été affirmé à de nombreuses reprises, y compris par des préfets, que, au bout de quarante-huit heures, il n'était plus possible d'agir contre les squats et les occupations du domaine privé car expirait alors le délai de flagrance.

Deux erreurs sont commises. En premier lieu, l'idée qu'il existe un délai maximal fixe pour engager une enquête de flagrance repose sur des bases très fragiles. L'article 53 du code de procédure pénale qui définit le flagrant délit ne prévoit aucun délai précis, fixe et uniforme, mais rapporte la flagrance à ce qui « se commet actuellement ou vient de se commettre », ainsi qu'à la découverte de traces et d'indices « dans un temps très voisin de l'action. » Il n'existe pas non plus de règles jurisprudentielles qui établiraient un délai ferme de quarante-huit heures. Tout dépend en réalité du cas d'espèce. Il semble que la règle des quarante-huit heures provienne d'une interprétation extensive et rigide d'arrêts de la Cour de cassation validant une enquête de flagrance engagée quarante-huit heures après la commission d'un viol, en estimant que ce délai était raisonnable pour laisser la victime porter plainte. La confusion est née de cette extrapolation.

En second lieu, même si l'on trouvait un fondement juridique à ce délai de quarante-huit heures, il serait inopérant dès lors que le délit est continu. C'est même l'interprétation donnée par la Chancellerie dans le cas de la violation d'un domicile privé : tant que la personne se maintient dans les lieux, les services de police et de gendarmerie peuvent diligenter une enquête dans le cadre de la flagrance.

En résumé, le cas de la violation de domicile est clair, avec une enquête de flagrance qui peut être diligentée à tout moment et une procédure administrative d'expulsion accélérée. La transposition de cet état du droit aux occupations illégales des immeubles privés de l'État est moins évidente. C'est ce qui explique une forme de paralysie de l'État et cela crée un effet d'aubaine : il est finalement plus sûr pour des squatteurs de s'attaquer aux propriétés de l'État ! C'est pourquoi il faudrait rapprocher le traitement de l'occupation du domaine privé de celui de la violation de domicile.

Nous proposons d'envisager la création d'un délit spécial d'occupation du domaine privé de l'État calqué sur l'article 226-4 du code pénal1(*), ce qui permettrait de disposer à coup sûr d'un délit continu. Cela rapprocherait aussi les protections du domaine privé et du domaine public, sur lequel les occupations sans titre sont toujours des infractions continues aux termes du code général de la propriété des personnes publiques. Il faut faire bouger les lignes.

Il pourrait paraître excessif de protéger ainsi l'intégralité du domaine privé, en particulier les bois et forêts qui bénéficient déjà des protections spécifiques du régime forestier. Mais il faudrait au moins englober les occupations du bâti, en particulier les anciens biens du domaine public affectés à un service public et déclassés dans le domaine privé. À défaut, la désaffectation et le déclassement de bâtiments comme des casernes pour permettre des opérations immobilières, y compris au bénéfice des collectivités territoriales, continuera de donner lieu à des occupations sauvages incontrôlables.

Aux mêmes fins et pour les mêmes biens, il conviendrait également d'étudier la possibilité d'ouvrir une voie d'expulsion administrative simplifiée sur le modèle de la loi DALO de 2007 pour s'exonérer de la procédure civile, qui est trop lourde et trop lente, donc inefficace.

Si l'État peine à protéger son domaine privé des squatteurs, il ne parvient pas non plus à le mobiliser pour de la mise en valeur agricole.

En Guyane, les demandes de cession gratuite de terrains du domaine privé pour la mise en valeur agricole, autorisées par le législateur, sont peu nombreuses : quinze en moyenne par an. Elles s'adressent à des occupants sans titre d'emprises domaniales se livrant à une activité exclusivement agricole. Le dispositif demeure largement méconnu si l'on en juge par l'énorme flux de demandes de cession onéreuse, qui pourrait être partiellement réorienté vers le mécanisme à titre gratuit.

À défaut de pouvoir obtenir immédiatement la cession d'un terrain domanial, les agriculteurs peuvent bénéficier de titres d'occupation. Cette attribution foncière leur ouvre la faculté de pouvoir acquérir in fine ces terrains à titre gratuit, sous conditions. Les concessions aux agriculteurs passent par des baux emphytéotiques ou des conventions d'occupation temporaire, sous réserve d'une mise en valeur agricole, attestée par la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt.

Les baux emphytéotiques sont conclus pour trente ans, sans limite de surface mais, en pratique, ne sont pas baillés plus de trois cents hectares par agriculteur. Les concessions sont accordées pour cinq ans et limitées à cinq hectares. D'après les données de la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Guyane, 65 % des demandes reçoivent un avis favorable en commission d'attribution foncière, soit 914 sur 1390 dossiers entre 2000 et 2014. La mise à disposition est gratuite.

La conjonction de ces dispositifs de cession et de concession n'est pas assez efficace puisque la surface agricole utile (SAU) ne représente toujours que 0,3 % de la superficie de la Guyane et ne croît que faiblement. Sur 75 000 hectares remis, tous mécanismes confondus, 17 000 hectares seulement ont été mis en valeur ! Une conjonction de plusieurs facteurs ou raisons peut expliquer cet échec grave.

En premier lieu, la longueur des procédures est excessive : après sept à huit mois d'instruction du dossier, il faut attendre la réunion de la commission d'attribution, tous les trois ou quatre mois environ. Après un avis favorable, il reste à effectuer le bornage, puis à attendre la rédaction de l'acte par les services du domaine. Il n'est pas rare que les procédures durent entre deux et cinq ans.

En second lieu, il faut tenir compte du coût qui pèse sur l'agriculteur. Le bornage peut être pris en charge par le conseil général sur des fonds européens, au prix de délais supplémentaires. En revanche, les parcelles remises sont couvertes de forêt brute et il faut donc que l'agriculteur déforeste lui-même. Le coût de la déforestation est d'environ 5 000 € par hectare et les dotations européennes pour l'installation des jeunes agriculteurs sont à peine suffisantes. Avant même d'avoir commencé à cultiver, la trésorerie de l'exploitation est déjà asséchée par la déforestation. On ne peut pas dès lors s'étonner de la faible capacité d'impulsion économique des concessions accordées aux agriculteurs.

De plus, un agriculteur ne peut, au mieux, que valoriser 50 % de la surface qui lui est accordée, à cause de la faible productivité de terres qui sont trop humides et trop vallonnées. La valorisation de base dans le logiciel de gestion est d'un euro l'hectare.

Le contrôle de la réalité de la mise en valeur agricole, contrepartie du bail, n'est pas non plus correctement effectué, si bien qu'en moyenne la valorisation des terres est encore plus faible. Le défaut de mise en valeur entraîne en principe la caducité de la concession, mais l'État n'assume pas jusqu'à présent toutes ses responsabilités en la matière. Le préfet de Guyane nous a indiqué que « depuis dix ans, l'évaluation de la surface agricole utile montre un faible taux de valorisation des terres attribuées en commission d'attribution foncière, sans que, dans la pratique, il y ait retour à France Domaine des terres non mises en valeur. »

Par ailleurs, la chambre d'agriculture souffre de graves difficultés financières qui l'empêchent de jouer à plein son rôle de moteur et d'accompagnateur. Elle ne perçoit en effet pas assez de ressources propres au titre de la contribution additionnelle à la taxe foncière sur les propriétés non bâties.

Les réglementations sociales ne paraissent pas adaptées au cas de la Guyane. Par exemple, du fait de son climat équatorial humide et chaud, les travaux d'agriculture sont automatiquement considérés comme pénibles au sens du droit du travail. Cela pénalise les exploitants en renchérissant le coût de la main d'oeuvre. Enfin, les réglementations environnementales européennes pèsent de tout leur poids. Elles sont beaucoup plus strictes que leurs homologues au Brésil et au Suriname, sans prendre en compte les spécificités de l'agriculture et surtout de l'élevage en zone équatoriale.

Les maladies parasitaires qui affectent les animaux sont nombreuses et seuls sont autorisés certains produits de prévention et de traitement qui doivent être importés à des prix exorbitants pour de jeunes agriculteurs désireux de s'installer. De même, après déforestation, il faut replanter rapidement une herbe particulière à titre préventif ; son achat au Brésil coûte 300 € les vingt kilogrammes pour traiter trois hectares, mais les agriculteurs doivent l'importer d'Europe à 1 200 € pour la même quantité.

Si l'État veut rester crédible dans son action de mobilisation de son foncier pour l'agriculture, il doit également créer et entretenir un environnement réglementaire et commercial propice à la production et tenant compte des spécificités locales.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion