Intervention de Jean-Louis Borloo

Réunion du 27 janvier 2009 à 16h00
Mise en oeuvre du grenelle de l'environnement — Discussion d'un projet de loi

Jean-Louis Borloo, ministre d'État :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce débat intervient à un moment charnière de notre histoire politique, économique et industrielle, où finalement le monde semble s’être décidé à gravir les premières marches du siècle à venir.

Ce débat parlementaire coïncide avec un grand moment de rupture, où l’on sent bien que, des États-Unis au Japon, du Brésil à la Chine, en passant par l’Europe, tout est en train de basculer, où l’on voit des pays ou des secteurs industriels entiers s’engager, à des rythmes différents, en fonction de leurs spécificités ou de leurs contraintes, dans une grande mutation économique, énergétique et écologique.

C’est d’abord la France qui, à l’issue de l’élection présidentielle de juin 2007 et sous l’impulsion du Président de la République, a choisi de procéder à ce vaste exercice de radiographie ou d’introspection qu’est le Grenelle de l’environnement, afin de construire étape par étape, secteur par secteur, une nouvelle feuille de route pour les quinze à vingt années à venir.

C’est ce « Grenelle déjà en actes » ou ce « Grenelle déjà concret et opérationnel » dans un certain nombre de secteurs –la grande distribution, l’industrie aéronautique, la publicité, les transports –, la plupart du temps sur la base du volontariat ou dans le cadre de conventions d’engagements, qui démontre que le marché a déjà pris quelques initiatives.

Ce sont 62 millions de consommateurs formés et informés qui veulent plus de qualité, plus de sécurité sanitaire, plus de traçabilité, plus d’efficacité, tout en améliorant leur pouvoir d’achat et en réduisant leur facture énergétique.

Ce sont vingt-sept États européens aux histoires économiques, industrielles et géographiques radicalement différentes qui ont décidé à l’unanimité, en décembre dernier, de s’engager sur des objectifs à la fois précis, contraignants et quantifiables, engagements dont ils devront rendre compte devant l’opinion publique et devant la Cour de justice des Communautés européennes.

C’est la mise en œuvre opérationnelle de l’objectif dit des « 3 fois 20 » en 2020 : réduire de 20 % les émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne, voire de 30 % en cas d’accord international à Copenhague ; porter à 20 % la part des énergies renouvelables dans le bouquet énergétique final ; améliorer de 20 % l’efficacité énergétique.

C’est la mise en mouvement de l’ensemble des secteurs industriels européens avec la révision de la directive ETS sur les échanges de quotas d’émission, l’inclusion partielle des activités aériennes dans le système d’échanges de quotas, l’accord sur le règlement dit « du CO2 des voitures », qui fixe un objectif d’émissions de 130 grammes de CO2 par kilomètre en 2012 et de 95 grammes de CO2 par kilomètre en 2020 et qui concerne potentiellement 18 millions de véhicules, ainsi que le retrait programmé de 4, 2 milliards d’ampoules à incandescence, dont la consommation électrique représente l’équivalent de la production de quarante-cinq centrales thermiques.

C’est encore hier, à Bonn, la signature par soixante-quinze pays – cent vingt pays ayant en fait donné leur accord – du traité fondateur de l’IRENA, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables. Il s’agit de la première agence internationale dédiée à la diffusion des connaissances et à la coopération en matière d’énergies renouvelables. La France est candidate à sa direction générale, à défaut d’en accueillir le siège.

Ce moment charnière de notre histoire est également marqué par la prise de position du président des États-Unis d’Amérique, Barack Obama, qui a clairement indiqué, dans son discours d’investiture, après l’avoir fait lors de sa campagne électorale, qu’il prônait une économie respectueuse de l’environnement, un « Green New Deal », et l’amélioration de l’efficacité énergétique afin de réduire la dépendance de son pays dans ce domaine.

Pas plus tard qu’hier, il a proposé de créer une coalition mondiale de lutte contre le changement climatique, dont le leadership serait assuré par les États-Unis, avec l’Inde et la Chine. Nous sommes donc bien à un moment crucial de notre histoire.

Devant une telle rapidité d’évolution de la situation, il y avait deux manières de procéder.

Soit nous décidions d’imposer une mutation d’en haut, de façon totalement verticale et non concertée, dans la précipitation, les convulsions et les crispations, au risque de bloquer une partie de la société et de dresser les différents membres du corps social les uns contre les autres.

Soit nous choisissions, comme l’ont souhaité le Président de la République et sa majorité, de poser le débat autrement, en sortant des affrontements réducteurs et faciles, en refusant les anathèmes et le mépris de l’autre, pour élaborer, avec tous les acteurs de la société, un diagnostic à la fois réel, sincère et sans concessions, afin de trouver les moyens acceptables par tous d’assumer cette transition.

Car, au fond, le plus grand défi qui était devant nous était de savoir comment une société démocratique comme la nôtre, où les intérêts sont parfois concurrents et contradictoires, parviendrait à effectuer de façon collective, organisée et loyale une forme de remise en cause conceptuelle de ses modes de production et de consommation, ainsi que de ses modes de gouvernance.

Dans cette perspective, le projet de loi de programme relatif à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement est le résultat d’une triple conviction.

La première conviction concerne la méthode : la mutation est tellement vaste et touche tant de sujets de société en même temps qu’elle ne peut se faire que par la mise en mouvement de tous les acteurs. Aucun corps social, aussi puissant soit-il, n’a à lui seul la capacité d’imposer aux autres ses solutions.

La deuxième conviction est qu’avant de proposer des solutions, il fallait procéder à une ample radiographie collective et partagée, à un vaste exercice d’introspection sociale et économique. Commençant par un travail de diagnostic très en profondeur, réunissant pendant des milliers d’heures des scientifiques, des économistes, des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des biologistes, des représentants des organisations territoriales d’élus ainsi que des pouvoirs publics, ce travail s’est poursuivi dans le cadre d’un débat élargi, avec près de 14 000 contributions sur Internet, quelque 300 000 internautes présents sur le forum du Grenelle et 15 000 participants à dix-neuf réunions régionales, pour aller au-delà des slogans et des réponses faciles.

Au fond, ce qui m’a le plus frappé, sous la présidence française de l’Union européenne, au cours des négociations sur le paquet « énergie-climat » que nous avions la responsabilité de mener à bien, c’est l’extrême rugosité, la grande violence du débat dans presque tous les pays européens, rappelant d’une certaine façon celui que nous avions eu, en France, au moment du référendum sur le traité constitutionnel pour l’Europe.

Si le climat était beaucoup plus apaisé chez nous, c’est sans doute parce que nous avions tellement travaillé sur ces sujets que nous avions pu sortir des idées reçues et parvenir à un consensus sur la nécessité d’assumer cette mutation en prenant en compte l’ensemble des aspects, en particulier en veillant à ne pas handicaper notre compétitivité en créant des charges à court terme que nous serions seuls à supporter.

Ce contraste m’a beaucoup impressionné. Durant ce grand débat à l’échelon européen, l’opposition ne s’est pas exprimée contre les positions du Gouvernement, et je l’en remercie.

La troisième conviction, unanime et maintes fois confortée par les faits, est que derrière tout cela se dessinait progressivement un nouveau modèle de croissance économique, un nouveau chemin de compétitivité.

Ce nouveau modèle est fondé sur la sobriété en carbone et en énergie, principe sous-tendu au fond par l’idée assez simple qu’une société qui consomme globalement moins de ressources fossiles, moins de matières premières, moins d’emballages, est une société qui dépense moins d’argent et qui est donc plus compétitive.

Il est fondé également sur les nouvelles technologies de l’environnement, sur les moteurs hybrides, sur la capture et le stockage de carbone, sur les nouveaux matériaux de construction, sur les réseaux électriques intelligents. Ces nouvelles technologies sont en train d’arriver à maturité et sont même, pour certaines d’entre elles, déjà en phase d’industrialisation.

On peut regretter que la France ait pris du retard par rapport à ses concurrents dans certaines filières industrielles, comme le solaire ou l’éolien, pour lesquelles le marché mondial est à conquérir.

J’étais récemment à Abou Dhabi, où débute la réalisation d’un énorme projet expérimental de ville nouvelle, Masdar, sans émissions de CO2, sans rejets, sans déchets. J’ai pu y constater la présence d’intervenants américains, notamment le prestigieux MassachusettsInstituteoftechnology, japonais, coréens, allemands ou espagnols, alors que les Français étaient assez peu représentés. Il existe une compétition mondiale dans ces domaines, et il nous appartient d’y participer.

Ce nouveau modèle de croissance est en outre fondé sur le retour du long terme dans les stratégies d’investissement industriel. Il permet de desserrer l’étau du court terme qui pèse sur le comportement des acteurs économiques.

Enfin, il est fondé sur la reconnaissance d’une économie locale, à côté de l’économie globalisée, s’appuyant sur le développement de l’énergie solaire, sur la création de nouveaux métiers de proximité et sur un certain nombre de ressources, telle la biomasse. Notre pays, qui possède la première forêt d’Europe, est pourtant importateur net de bois : nous avons par conséquent des progrès à réaliser !

C’est donc ce compromis du possible, ce changement radical de stratégie, ce saut à la fois technologique et qualitatif qui vous est proposé aujourd'hui dans l’énergie, les transports, l’aménagement urbain, la construction : il implique la division par quatre de nos émissions de CO2 entre 1990 et 2050, la réduction de 38 % de la consommation énergétique dans le bâti existant, la baisse de 20 % des émissions de CO2 dans les transports à l’horizon 2020, le passage à 23 % de la part des énergies renouvelables dans le bouquet énergétique en 2020, le placement de 2 % du territoire sous protection forte d’ici à dix ans, un bon état écologique des eaux à l’horizon 2015, l’affectation de 6 % de la surface agricole utile, la SAU, à l’agriculture biologique en 2013, la mise en place d’une démarche environnementale dans 50 % des exploitations d’ici à 2012…

Ce changement de stratégie irréversible qui vous est proposé aujourd'hui se traduit d’une manière visible dans six grands chantiers.

Le premier, c’est le chantier thermique dans le secteur du bâtiment, avec, dans le neuf, la mise en œuvre des normes les plus élevées possible au regard des capacités de notre outil de production. Dans le domaine du bâti existant, les obligations s’appliqueront d’abord à l’État, puis aux collectivités territoriales et au tertiaire commercial, et enfin aux logements. Pour le patrimoine existant, nous avons prévu un certain nombre de dispositifs, essentiellement d’ordre fiscal et budgétaire, par exemple l’éco-prêt à taux zéro, cumulable avec le dispositif de l’article 200 du code général des impôts. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces questions, mais il s’agit de disposer des outils financiers permettant, à partir d’un petit investissement, d’obtenir ultérieurement de grandes économies d’énergie.

Le deuxième chantier, celui du transport, vous sera présenté par Dominique Bussereau. Il s’agit de fixer le cap pour les grandes infrastructures, notamment ferroviaires : construction de lignes à grande vitesse, développement du fret, réaménagement de l’hinterland des ports afin d’éviter que 80 % des marchandises ne quittent ceux-ci par camion, comme c’est le cas actuellement. En outre, les transports en commun en site propre seront soutenus.

L’idée est que la part de l’engagement de l’État soit connue à l’avance. Les partenaires d’un projet doivent connaître la règle du jeu, qui aura d’ailleurs été établie avec eux, car on a trop souvent vu, dans le passé, l’État revenir sur son engagement.

Le troisième chantier est celui de l’énergie, avec la création d’un fonds, doté de 1 milliard d'euros sur trois ans, destiné à financer la production de chaleur renouvelable. Par ailleurs, les collectivités locales se verront ouvrir la possibilité de bénéficier elles-mêmes des tarifs spécifiques de rachat de l’électricité produite à partir de sources renouvelables.

Le quatrième chantier est celui, capital, de la biodiversité, avec la mise en place de la trame verte et bleue sur l’ensemble du territoire et la création de dix aires marines protégées, dont le coût sera en quasi-totalité pris en charge par l’État. Dans le domaine de la qualité de l’eau, 2 milliards d'euros de prêts à taux bonifiés seront affectés aux opérations de mise aux normes des stations d’épuration.

Le cinquième chantier, celui de la santé, comporte l’élaboration d’un deuxième plan national santé-environnement pour la période 2009-2012 et d’un plan de réduction des particules. Il s’agit de lutter contre les pollutions sonores et lumineuses, ainsi que de renforcer les contrôles exercés sur les nanoparticules.

Enfin, le sixième chantier est celui, immense, de la gouvernance, qui reste encore à inventer et à construire, pour associer les acteurs aux décisions ayant une incidence sur l’environnement.

Au total, avec le Grenelle de l’environnement, l’État facilite le financement de près de 20 milliards d'euros d’investissements sur la période 2009-2020, directement au profit des collectivités locales.

Avons-nous les moyens d’engager une mutation pareille, comme tous les pays le font ? Est-ce le moment ? La réponse à ces deux questions est positive.

Une économie qui n’est pas fondée sur la performance énergétique est condamnée à terme. Dès lors que le mécanisme de financement est mis en place, un investissement modeste en vue de réaliser des économies d’énergie dans un bâtiment, privé ou public, favorise le pouvoir d’achat, permet de réduire la consommation énergétique et donc la dépense, ainsi que la dépendance énergétique de notre pays.

Dans le cadre de la loi de finances, quarante-trois mesures de « verdissement » de notre fiscalité ont été prises. C’est la plus grande mutation de ce type jamais réalisée par un pays en Europe. Je crois que nous avons les moyens d’opérer cette transition.

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes à un moment absolument crucial de l’histoire de l’humanité. Nous sommes à mi-chemin entre le sommet de Bali et celui de Copenhague, dans un an, où tous les pays du monde ont rendez-vous avec leur histoire.

À Copenhague, un accord mondial sur l’efficacité énergétique et les émissions de CO2, engageant notamment la République populaire de Chine, l’Inde, les États-Unis d’Amérique et l’Europe, devra être recherché. En Europe, la France, par sa méthode du Grenelle de l’environnement, par son organisation publique, par la qualité de ses collectivités territoriales et de ses entreprises, est, objectivement, l’un des bons élèves de la classe. Si nous suivons ce programme, elle sera probablement le pays de « vieille industrie » – d’autres ont parlé naguère de la « vieille Europe » – le mieux placé pour parvenir dans les délais prévus à un développement soutenable et durable.

À mon sens, si nous ne parvenons pas à un tel accord à Copenhague, nous entrerons alors dans des périodes de turbulences extrêmement graves sur les différents continents, car les populations voudront savoir quels sont les responsables de l’aggravation de la situation.

Je souhaite tout particulièrement insister sur le point suivant.

Quoi que vous puissiez entendre dire à l’extérieur du Sénat, sachez que l’ensemble des mesures contenues dans le présent projet de loi ont fait l’objet de milliers d’heures de discussions associant tous les groupes de travail et les spécialistes des cinq collèges du Grenelle de l’environnement.

En réalité, il s’est agi non pas d’une négociation au sens traditionnel du terme, mais d’un véritable projet collectif. Les décisions qui ont été prises à propos des chantiers thermiques des bâtiments existants ont été validées par les architectes, les énergéticiens et l’Union sociale pour l’habitat, afin d’aller aussi loin que le permettent aujourd’hui les techniques.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous ne vous apprêtez pas seulement à examiner un texte et à voter des dispositions ; vous allez aussi adresser un signal à nos universités, à nos chercheurs, à nos entreprises, à nos artisans, à nos branches professionnelles et, d’une manière plus générale, à la nation entière, afin de leur montrer que notre pays se tourne résolument, sereinement et sérieusement vers cette nouvelle économie et cette nouvelle forme de compétitivité !

Chaque jour se manifeste davantage, partout dans le monde, un véritable engouement pour une telle mutation. Ainsi, aux États-Unis, l’on considère désormais que la réponse à la crise réside dans une croissance fondée sur les nouvelles technologies et les nouvelles normes : ce sont elles qui permettront demain d’accroître la compétitivité et de créer de l’emploi.

C’est donc une proposition globale que nous formulons, tout en étant conscients de l’extrême difficulté de réussir. Nous travaillons avec honnêteté, avec humilité et avec le sens des responsabilités, dans l’intérêt supérieur de notre pays, de nos entreprises et de l’avenir de nos enfants.

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