Je ne reviendrai pas davantage sur le débat que nous avons eu en première lecture concernant la politique abolitionniste par rapport à la politique prohibitionniste, quand on sait à quel point la pratique peut nous amener à des constats qui interpellent plus qu’ils ne rassurent.
Pour illustrer mon propos, je citerai deux exemples récents qui doivent nous pousser plus à la prudence qu’à des jugements tranchés.
Le premier exemple concerne la décision prise au mois d’août dernier par le conseil d’administration d’Amnesty International tendant – cela en surprendra plus d’un – à la dépénalisation du « travail du sexe », ce qui recouvre bien entendu les personnes prostituées, mais aussi les clients et les tiers. Amnesty International souligne que « cette décision soulève des incompréhensions et critiques, notamment en ce qui concerne la dépénalisation des tiers ».
On comprend que la section française d’Amnesty International, AIF, ait tenu à exprimer ces précisions : « AIF est consciente que sa position est complexe […]. Mais la complexité et la subtilité sont inévitables et nécessaires lorsqu’il s’agit d’élaborer une politique sur un sujet aussi sensible dans le champ des droits humains, comme Amnesty International a eu le courage de le faire ».
L’autre exemple concerne la malheureuse affaire dite « du Carlton », que certains n’ont pas manqué de qualifier de désastre judiciaire.
En relaxant les clients, les prostituées et le proxénète – ce dernier fut le premier surpris et s’engagea sur le champ à développer ses établissements – la justice aura fait de cette affaire qui a eu lieu dans un hôtel cinq étoiles un fait divers de libertinage ramené à une simple question de morale, en oubliant qu’une des prostituées avait très clairement exprimé son refus d’accepter les pratiques imposées, avant de s’y soumettre.
Il faudra attendre quelques mois après le procès pour que des journalistes manifestent un peu plus de sagacité et démontrent que ces « libertines » étaient en réalité des femmes victimes du parcours traditionnel de la prostitution. C’est Bernard Lemettre qui présentera leur parcours de sortie de la prostitution avec autant de délicatesse que de dureté dans un livre plein d’humanité publié sous le titre Je veux juste qu’elles s’en sortent.
S’il est facile de reconnaître la prostitution qui relève des filières, il est plus difficile de reconnaître une frontière avec la liberté de disposer de son corps et d’en faire commerce pour ceux qui veulent accepter que cette frontière existe.
Oui, la prostitution est violente. Sur huit morts en 2014, quatre ont été victimes de leurs clients dans des conditions d’une atrocité extrême et quatre semblent avoir été victimes de leur proxénète – ce qui interroge d’ailleurs sur le chiffre noir des victimes de proxénètes.
Voilà le contexte dans lequel il nous faut arbitrer sur les mesures à prendre, pour faire avancer ce combat de protection des victimes et de régression de la prostitution.
S’agissant des mesures sociales, qui visent à donner aux personnes prostituées les moyens de sortir de la prostitution, nous sommes parvenus à un texte équilibré : les députés ont conservé la plupart des modifications que le Sénat avait introduites en première lecture. Il en va de même pour les mesures relatives à la lutte contre la traite des êtres humains, que le Sénat avait renforcées.
Les divergences concernent uniquement les dispositions pénales du texte.
Concernant la mesure dite de « pénalisation des clients », nous pouvons assez facilement être d’accord philosophiquement avec cette idée, dès lors que la soumission est au cœur de la prostitution. Toutefois, la pratique incite à être extrêmement circonspects sur ses effets.
De très nombreuses associations œuvrant sur le terrain nous ont fait part de leurs inquiétudes, estimant que la pénalisation des clients conduirait à une dégradation des conditions de vie des personnes prostituées, ainsi qu’à une précarisation, à un isolement et à des risques sanitaires accrus.
Par ailleurs, les services d’enquête nous ont indiqué qu’en aucun cas la pénalisation des clients ne permettrait d’accéder à des informations sur les proxénètes ou les réseaux, puisque les clients ne disposent pas de ces informations.
Je rappelle que la pratique de la prostitution se répartit de la façon suivante : 60 % à partir des réseaux internet, 30 % sur la voie publique, 10 % dans les hôtels ou établissements. Ainsi, le principe, sans doute séduisant, de la pénalisation des clients ne doit pas masquer les très nombreux écueils auxquels sa mise en œuvre pourrait conduire.
J’ai bien entendu votre détermination, madame la secrétaire d’État. Vous me permettrez de vous interroger sur cette mesure qui fait débat et qui, aux termes d’une stricte application de l’article 41 de la Constitution, n’aurait jamais dû être portée devant le Parlement.
Cette mesure est une contravention qui relève du domaine réglementaire, et donc du Gouvernement. Certes, me direz-vous, elle est présentée de façon liée à un délit, mais celui-ci n’est rien d’autre, en réalité, qu’une reprise à l’identique de l’infraction sanctionnée au titre du code pénal.
Dès lors, si le Gouvernement est à ce point convaincu de la pertinence de cette mesure, pourquoi n’a-t-il pas fait en sorte, depuis deux ans, de l’appliquer dans le cadre de la compétence réglementaire ? S’interrogerait-il sur sa pertinence ?