Intervention de Esther Benbassa

Réunion du 14 octobre 2015 à 14h30
Lutte contre le système prostitutionnel — Adoption en deuxième lecture d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

Même si elle se déploie aujourd’hui au nom d’une émancipation, que je qualifierais de forcée, de la femme, cette approche « moralisatrice » n’est pas nouvelle.

Relisez, mes chers collègues, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux XIX e et XX e siècles, un ouvrage publié en 1978 par le grand historien Henri Corbin : il décrit notamment le processus par lequel la prostitution, d’objet de tolérance, est devenue un objet de prohibition.

Au début de la IIIe République, déjà, le problème était au cœur du débat de société et de la vie littéraire ! Huysmans, Edmond de Goncourt, Zola publient, presque en même temps, des romans qui lui sont consacrés. Corbin écrit : « Une menace est alors soulignée [...] : la femme vénale fausse les mécanismes de la mobilité sociale. Il est des carrières fulgurantes, au sein de la prostitution, qui non seulement contreviennent au désir d’ordre moral, mais sont à l’origine de fortunes colossales... ».

La connaissance clinique de la syphilis rend, à cette époque, la prostitution inquiétante à un autre égard encore : on craint que la santé et l’avenir des jeunes générations ne soient gravement compromis. Pour le coup, ici, le contraste est patent avec notre époque.

Qui s’est soucié, hier, des conséquences sanitaires de la création du délit de racolage ? Et qui, aujourd’hui, de celles qu’aurait la pénalisation des clients ? Certes, il ne s’agit là que de la santé des prostituées elles-mêmes. Cela peut passer après la morale...

Le parcours du texte dont nous débattons, victime au fil de la navette de réécritures contradictoires, voire incohérentes, traduit la difficulté à mettre d’accord, s’il est possible, libéraux, prohibitionnistes et autres abolitionnistes. Certaines associations, enracinées dans un terreau catholique, par exemple le Mouvement du Nid, et ressemblant fort aux ligues de moralité d’antan, pèsent de tout leur poids. C’est qu’il y a beaucoup à gagner dans cette affaire, et notamment les subventions d’État, pour l’accompagnement des prostituées dans le parcours de sortie de la prostitution.

D’autres associations, non abolitionnistes, celles qui jusqu’à présent suivaient les prostituées en prenant en charge leur santé, en leur offrant un soutien psychologique, ou simplement en faisant des maraudes pour distribuer café chaud et préservatifs, peuvent en revanche s’inquiéter de ce qui se profile.

Le mouvement des prostituées qui émergea en 1975 exigeait déjà, pour les prostituées travaillant à leur compte, payant leurs impôts et ne dépendant pas d’un proxénète – elles représenteraient aujourd’hui 20 % de la prostitution selon les derniers sondages –, la reconnaissance de l’existence légitime du couple prostitutionnel, fondé sur un libre accord, le droit de choisir librement son partenaire, l’émancipation de toutes les formes de proxénétisme, la reconnaissance de la diversité des fonctions de la prostitution.

À la suite de ce mouvement, M. Giscard d’Estaing commanda un rapport à Guy Pinot, premier président de la cour d’appel d’Orléans.

Que préconisait ce rapport, hélas mis dans un placard ? Juste que les prostituées soient, dans la société, des femmes comme les autres et des contribuables comme les autres. Juste qu’il soit mis fin aux faux-semblants et à l’hypocrisie, puisque la prostitution en France est à la fois légale et réprimée.

Qu’exiger d’autre aujourd’hui ? Aidons celles qui le souhaitent à quitter la prostitution, luttons contre le proxénétisme, oui. Toutefois, cessons de stigmatiser ces femmes, mes sœurs, nos sœurs, comme si elles étaient des délinquantes, ennemies irréductibles de notre facile « vertu » de nantis.

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