Je suis convaincu de la justesse du combat des ONG qui s’impliquent sur cette question ; je les ai reçues en audition. Mais quel est l’outil le plus adapté pour atteindre leurs objectifs ? Je doute que ce soit cette proposition de loi.
Certes, l’objectif de faire contribuer les entreprises françaises au respect des droits de l’homme, des normes sanitaires et environnementales et à la lutte contre la corruption dans le monde entier est vertueux. Beaucoup a toutefois été fait depuis une quinzaine d’années, sur l’initiative des gouvernements successifs et dans une grande continuité, pour renforcer les obligations des grandes sociétés en matière de publication d’informations sociales et environnementales, pour rendre compte de l’incidence sociale et environnementale de leurs activités, et ainsi les inciter à limiter les éventuelles conséquences négatives.
Les grandes entreprises y ont d’ailleurs intérêt, car la réputation est un atout commercial à préserver.
Citons d’abord la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001, puis la loi Grenelle de 2010. Nous aurons bientôt l’occasion d’aller plus loin dans ce domaine, avec la directive du 22 octobre 2014 relative à la publication d’informations non financières par les grandes entreprises, premier texte européen dans ce domaine, qui devra être transposée d’ici au mois de décembre 2016.
Les entreprises devront publier des informations sur leur politique de prévention des risques en matière sociale et environnementale, de droits de l’homme et de corruption, et rendre compte des procédures de diligence raisonnable qu’elles mettent en œuvre à cette fin.
Alors que ces entreprises partagent des objectifs, la présente proposition de loi va pourtant compliquer le travail de transposition de ladite directive. Que penser, dès lors, du texte soumis aujourd’hui à l’examen du Sénat ?
Monsieur le secrétaire d'État, devant l’Assemblée nationale, le 30 mars dernier, vous avez affirmé que ce texte était « robuste juridiquement ». Certes, nous venons de loin ! Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les propositions de loi antérieures de nos collègues députés sur le même sujet. Mais s’il y a bien quelque chose que l’on ne peut pas dire de ce texte, c’est qu’il est robuste juridiquement, tant ses lacunes, ses imprécisions et ses ambiguïtés sont nombreuses, ce que je vais vous démontrer.
On peut s’interroger sur la portée extraterritoriale implicite de cette proposition de loi, dès lors que le plan de vigilance devrait s’étendre aux sous-traitants et aux fournisseurs étrangers, ce que ce texte ne mentionne pas explicitement. Et n’oublions pas le risque d’ingérence dans la gestion des sous-traitants.
Relevons aussi la généralité et l’imprécision des normes de référence du plan de vigilance : sont-ce les principes directeurs des Nations unies ou de l’OCDE, les exigences du droit français, le droit local étranger ? Le renvoi au décret ne règle pas cette question.
La procédure permettant d’enjoindre à une société de remplir ses obligations de vigilance ou de lui infliger une amende civile de 10 millions d’euros est, elle aussi, pleine d’incertitudes ou d’omissions rédactionnelles. Quel juge faut-il saisir ? Qui prononce l’amende et dans quels cas précis ? Le texte ne le précise pas.
Le plus intéressant reste le régime de responsabilité prévu à l’article 2. Certes, il renvoie aux règles de droit commun du code civil, mais la portée réelle de la responsabilité de la société qui doit établir le plan de vigilance est incertaine, dès lors que ce plan s’étend jusqu’aux sous-traitants étrangers. On est proche ici de la responsabilité pour faute d’autrui.
De plus, en permettant aux associations, par un mécanisme de renvoi vers l’article 1er, d’engager cette action en responsabilité, le texte instaure une forme inédite d’action de groupe, sans garanties procédurales et sans mandat des victimes, par procureur privé.
Avec ce mécanisme, une association, qu’elle soit française ou étrangère, pourrait saisir le juge français, au nom de victimes étrangères, pour un dommage réalisé à l’étranger du fait d’un sous-traitant étranger de troisième ou quatrième rang, sous prétexte qu’il devrait entrer dans le périmètre du plan de vigilance ! Est-ce raisonnable ? Est-ce bien ce que l’on recherche ?
Ces imprécisions soulèvent des interrogations d’ordre constitutionnel quant à de possibles atteintes au principe de clarté de la loi, à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, au principe de responsabilité et au principe selon lequel nul ne plaide par procureur.
Je pourrais également développer l’idée que ce texte – dépourvu de toute évaluation préalable ! – risque de porter une atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises et à l’attractivité de la France, alors même que les législations étrangères comparables sont de portée ou d’ampleur plus limitées.
Les entreprises étrangères intervenant sur le marché français ne seraient pas soumises aux mêmes obligations, qui créeraient, en outre, des distorsions de concurrence sur le marché européen.
Ces obligations auraient une incidence sur les PME françaises sous-traitantes, du fait de l’extension du plan, et imposeraient des coûts de mise en œuvre et de contrôle du plan de vigilance, non évalués, à l’ensemble des chaînes d’approvisionnement des grands groupes industriels en France et à l’étranger.
En dernier lieu – je le sais, cette observation est contestée par certains, mais elle est importante d’un point de vue économique –, l’Union européenne est le niveau le plus pertinent pour traiter des préoccupations qui ont conduit à l’élaboration de cette proposition de loi, sur le fondement de la directive de 2014, afin d’assurer une équité de traitement des entreprises européennes. Les entreprises françaises ne peuvent pas être les seules concernées ; c’est le sens d’une résolution adoptée par le Parlement européen au mois d’avril dernier.
Pour l’ensemble de ces raisons, la commission des lois a rejeté ce texte et propose au Sénat de le faire à son tour en adoptant les trois amendements de suppression que je présenterai.