Depuis, la télévision, et avec elle la publicité, sont entrées dans l’intimité de la quasi-totalité des foyers français. À ce jour, près de 97 % des ménages possèdent au moins un téléviseur. En dépit de l’apparition d’internet et des nouveaux médias, nos enfants regardent encore la télévision plus de deux heures par jour. Ce chiffre a peu évolué depuis les années quatre-vingt et nos enfants sont de plus en plus souvent seuls devant le petit écran : c’est le cas de 40 % d’entre eux, selon la dernière enquête budget-temps de l’INSEE, l’Institut national de la statistique et des études économiques.
Certes, la publicité a permis à notre système médiatique de se diversifier, mais elle a aussi créé de toutes pièces de nouvelles cibles marketing, comme les marchés « enfants » et « préadolescents », dont le chiffre d’affaires est évalué à 40 milliards d’euros en France.
À ce titre, les enfants sont appréhendés par les publicitaires comme prescripteurs d’achats au sein de la famille. Cela se voit plus particulièrement durant la période qui précède Noël : 60 % des investissements publicitaires dans les programmes destinés à la jeunesse s’effectuent du mois d’octobre au mois de décembre.
Les effets néfastes de cette surexposition publicitaire sont aujourd’hui confirmés par les études conduites en matière de santé publique, de désagrégation du lien social et de surconsommation.
En effet, pour les plus jeunes téléspectateurs, il est impossible de distinguer les contenus publicitaires des autres contenus diffusés par les chaînes.
Les procédés utilisés, comme la stratégie marketing dite « de la rareté », frustrent les enfants afin de créer un désir de consommation compulsive, nuisent à l’autorité parentale et créent de fortes tensions familiales.
La publicité pour les enfants contribue également à la création de stéréotypes dangereux. Comme l’a constaté notre collègue Chantal Jouanno dans un rapport publié en 2012, certaines annonces hyper-sexualisent de très jeunes filles à des fins mercantiles, contrevenant ainsi au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Or le cadre législatif et réglementaire actuel est insuffisant – pour ne pas dire quasiment inexistant – pour garantir une véritable protection de la jeunesse contre les effets néfastes de la surexposition publicitaire.
La proposition de loi que nous examinons ce soir a déjà une longue histoire. Elle s’inspire d’un texte déposé en 2010 par notre ancien collègue Jacques Muller, que je m’étais permis de simplifier avant de le déposer de nouveau devant notre assemblée au mois de mai 2013. Alors qu’il était initialement prévu qu’il soit discuté en séance publique au printemps dernier, j’ai finalement jugé préférable d’attendre la fin des travaux de la mission d’information sur le financement de l’audiovisuel public pour l’inscrire à l’ordre du jour, afin que son examen n’interfère pas avec la présentation, le mois dernier, des conclusions de la mission.
Avant d’entrer dans le détail du contenu de cette proposition de loi, je voudrais remercier la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, notamment sa présidente, Catherine Morin-Desailly, et la rapporteur du texte, Corinne Bouchoux. Tout en conservant l’esprit du dispositif initial, la commission l’a clarifié en adoptant plusieurs amendements.
Elle a tout d’abord privilégié l’inscription dans la loi du principe d’une régulation souple par le CSA, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, en lieu et place d’un dispositif réglementaire. La commission n’a pas jugé réaliste de trop contraindre les règles publicitaires applicables aux programmes destinés à la jeunesse sur les chaînes privées, contrairement à ce que prévoyait le texte initial. En effet, une telle disposition aurait été financièrement préjudiciable à la vingtaine de chaînes dédiées à la jeunesse actives en France, qui tirent principalement, voire pour certaines exclusivement, leurs ressources de la publicité.
Ces choix limitent évidemment la portée de notre proposition de loi, mais ils témoignent aussi d’un souci réel de ne pas déstabiliser l’ensemble d’un secteur économique assez dynamique. Nous acceptons ainsi de laisser une chance à l’autorégulation et à la prise de conscience des acteurs.
Chaque année, le CSA devra donc rendre compte devant le Parlement de ses travaux sur la publicité télévisuelle dans les programmes pour enfants des chaînes publiques et privées. Sur le fondement de ses observations, il sera toujours possible, dans un second temps, d’envisager l’élaboration d’un cadre normatif plus contraignant si nécessaire.
Le cœur de la proposition de loi est l’article 2, qui prévoit la suppression de la publicité commerciale dans les programmes de la télévision publique destinés aux enfants de moins de douze ans, durant les quinze minutes qui les précèdent et les quinze minutes qui les suivent. Cette disposition s’applique également aux sites internet de la télévision publique.
Les publicités génériques, par exemple pour le lait ou pour des fruits, ainsi que les campagnes d’intérêt général, ne sont pas visées par cette interdiction.
Je veux aussi saluer la proposition de notre collègue Jean-Pierre Leleux, retenue par la commission, de faire entrer en vigueur cette disposition au 1er janvier 2018, afin de faire coïncider sa mise en œuvre avec la réforme du modèle de financement de l’audiovisuel public que nous avons ensemble préconisée au nom de notre assemblée.
La perpétuation d’un modèle de financement instable, fondé sur une surévaluation presque systématique des objectifs publicitaires de France Télévisions, qui servent de variable d’ajustement au budget des chaînes, n’est pas acceptable.
Nous ne mettons évidemment pas en cause, dans le contexte budgétaire tendu que connaissent l’audiovisuel public et l’État, l’intérêt de la ressource propre que constituent les recettes publicitaires. Pour autant, il serait à mon sens assez irresponsable d’assujettir l’exercice des missions fondamentales du service public à la collecte de cette seule ressource, qui ne représente, avec 13, 5 millions d’euros pour les programmes destinés à la jeunesse, que 0, 5 % des 2, 8 milliards d’euros de budget global de France Télévisions.
En tant qu’ancien professionnel des médias, des études et de la publicité, j’ai consulté de nombreux acteurs de ces secteurs pour évaluer l’impact financier réel de cette proposition de loi. De ces analyses, il ressort notamment que la part de marché publicitaire de France Télévisions pour le principal secteur d’activité concerné, celui des jeux et des jouets, est très marginale : environ 6, 5 %, contre 12 % pour TF1 et plus de 75 % pour les chaînes privées spécialisées dans la jeunesse. Cette part de marché est d’ailleurs inexorablement amenée à décliner à moyen terme, en raison de la concurrence croissante de la télévision numérique terrestre, la TNT, et d’internet.
Autre précision d’importance : la plupart des annonceurs actuels des émissions pour la jeunesse de France Télévisions annoncent également pour les mêmes produits à d’autres horaires, notamment en fin d’après-midi et en access prime time.
Si les écrans publicitaires attachés aux programmes pour la jeunesse devaient être interdits, nous estimons que le report des budgets correspondants à des horaires plus tardifs et non soumis à interdiction sur les mêmes chaînes s’élèverait à au moins 30 %.
Notre proposition de loi ne prévoit donc pas la suppression de la publicité ciblant les jeunes, elle vise simplement, et c’est déjà beaucoup, à en finir avec la « télé-garderie » commerciale à travers l’audiovisuel public : j’entends par là ces moments matinaux où 40 % des enfants sont seuls face à la publicité télévisuelle, hors la présence d’un adulte.
Par ailleurs, compte tenu de ces éléments et du fait que, si elle était adoptée, cette proposition de loi n’entrerait en vigueur qu’en 2018, nous estimons le manque à gagner final pour France Télévisions à seulement 7 millions d’euros. C’est là le prix à payer pour que la télévision publique se distingue davantage du reste de l’offre télévisuelle. Je tiens les estimations détaillées à votre disposition, mes chers collègues.
Enfin, j’aimerais répondre à l’argument fallacieux, souvent entendu, selon lequel cette mesure ruinerait notre belle filière de l’image animée française. Les chaînes publiques ne bénéficiant plus de recettes publicitaires attachées à leur diffusion, elles renonceraient à acheter ce type de programmes : c’est là une contre-vérité qui vise à faire croire en l’existence de ressources publicitaires affectées dans une société nationale comme France Télévisions ; c’est totalement faux !
Je rappelle que la production de programmes de qualité pour la jeunesse fait partie des principales missions de service public assignées à notre télévision publique.
La plus belle illustration du caractère dissocié des recettes publicitaires et des investissements dans les programmes de France Télévisions est la décision prise en 2009 de supprimer la publicité sur les chaînes publiques après 20 heures. France Télévisions a-t-elle pour autant cessé d’investir dans les productions patrimoniales et l’information de qualité diffusées en soirée en raison de l’absence de publicité ? Évidemment non !
Avant-hier soir, nos collègues députés ont adopté un amendement n° I-822 visant à accroître dès l’année prochaine de 25 millions d’euros les ressources de France Télévisions. C’est une bonne chose, et mes collègues écologistes ont voté cet amendement.
Pour conclure, il ne faut pas oublier que la télévision publique n’appartient pas qu’à l’État et à ceux qui la font : elle appartient d’abord et collectivement au public et à tous ceux qui la financent très majoritairement à travers la redevance. Nos concitoyens sont en droit d’avoir des exigences à son égard.
Ainsi, une enquête réalisée le mois passé par l’IFOP, l’Institut français d’opinion publique, révèle que 71 % des Français sont favorables à la suppression de la publicité commerciale dans les émissions destinées à la jeunesse diffusées sur les chaînes publiques. Cet avis est très nettement majoritaire dans tous les segments de la population et parmi les sympathisants de toutes les formations politiques.
Il serait, je pense, très opportun de répondre favorablement à cette attente en adoptant la présente proposition de loi.