Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en me confiant la préparation d’un avis sur la proposition de loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dans l’esprit du principe qui a imprégné ses travaux sur le projet de loi relatif au renseignement – principe de juste équilibre entre la protection de la vie privée et des libertés de nos concitoyens, d’une part, et la garantie de leur sécurité, d’autre part – m’a demandé de vérifier deux points.
Premièrement, la proposition de loi répond-elle aux exigences posées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 juillet dernier annulant les dispositions de la loi relative au renseignement consacrées à la surveillance internationale, au motif, comme l’a rappelé le rapporteur, que, en laissant trop de latitude au pouvoir réglementaire, le législateur n’était pas allé au bout de ses compétences ?
Deuxièmement, la réponse apportée par la proposition de loi ne réduit-elle pas à l’excès les capacités des services spécialisés de renseignement pour exécuter leur mission, dont on connaît l’importance pour prévenir, déjouer et empêcher les actions hostiles aux intérêts fondamentaux de notre pays et assurer ainsi la sécurité nationale ?
S’agissant du premier point, le dépôt parallèle d’une proposition de loi au Sénat par le rapporteur Philippe Bas, qui reprenait à quelques détails près le texte déposé à l’Assemblée nationale, et la décision du président du Sénat de demander un avis au Conseil d’État ont facilité cette vérification.
Le Conseil d’État, dans son avis rendu le 15 octobre en assemblée générale, note que la proposition de loi – celle de Philippe Bas, mais on peut raisonner par analogie – répond aux exigences de la décision du Conseil constitutionnel, car elle définit tant « les conditions d’exploitation, de conservation et de destruction des renseignements collectés en application de l’article L. 854-1 » du code de la sécurité intérieure que « les conditions de contrôle par la CNCTR de la légalité des autorisations délivrées en application de cet article et de leurs conditions de mises en œuvre ». Les « différences substantielles » du régime proposé pour la surveillance des communications électroniques internationales par rapport au régime de surveillance des communications nationales « sont justifiées à la fois par la différence de situation entre les personnes résidant sur le territoire français et celles résidant à l’étranger, par la différence corrélative des techniques de surveillance qui doivent être employées, ainsi que par la nature propre des missions de surveillance qui sont exercées à l’étranger ». Ce régime n’en assortit pas moins « la surveillance internationale de nombreuses conditions et garanties ».
Le Conseil d’État considère dès lors que « la proposition de loi assure, sur le plan constitutionnel, une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, les nécessités propres aux objectifs poursuivis, notamment celui de la protection de la sécurité nationale, et, d’autre part, le respect de la vie privée et le secret des correspondances protégés […] par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Ces garanties permettent de « regarder l’ingérence dans la vie privée » occasionnée par les mesures prévues « comme étant nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale et à la prévention des infractions pénales au sens de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Il admet de surcroît que l’absence de règles indifférenciées selon la nationalité des personnes situées en dehors du territoire français, à l’exception du cas de celles qui utilisent des numéros d’abonnement ou des identifiants techniques rattachables au territoire national, ne méconnaît pas des exigences constitutionnelles ou conventionnelles.
Le Conseil d’État observe que, « eu égard aux exigences inhérentes à tout système de surveillance, […] eu égard par suite à la nécessité d’instituer une intermédiation préservant le secret de ces activités, eu égard enfin à la circonstance que la procédure juridictionnelle est pleinement contradictoire à l’égard de la CNCTR », le texte institue « une conciliation, qui n’est pas manifestement déséquilibrée, entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours effectif et les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, dont participe le secret de la défense nationale ». Il juge enfin qu’il ne méconnaît pas davantage le droit reconnu par l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Vous noterez le rôle important de la CNCTR dans ce régime, puisque toutes les autorisations délivrées lui sont communiquées. Un accès permanent, complet et direct aux dispositifs de traçabilité, ainsi qu’aux renseignements collectés, aux transcriptions et aux extractions lui est ouvert. La CNCTR peut ainsi procéder à toutes les vérifications nécessaires. En cas d’irrégularité, elle adressera une recommandation au Premier ministre pour mettre fin à cette surveillance et, s’il n’y donne pas suite, le Conseil d’État pourra être saisi.
S’agissant du second point, relatif aux capacités des services spécialisés de renseignement, trois aspects méritent votre attention.
Tout d’abord, le texte comporte deux mesures absolument nécessaires pour rechercher les profils et comportements suspects et cartographier des réseaux, avant de passer à la troisième phase plus classique, mais aussi plus intrusive, d’exploitation des correspondances et des données de connexion : la présence d’un système différent d’autorisation, comprenant des autorisations collectives pour ce qui concerne la désignation des réseaux de communication sur lesquels les interceptions seront réalisées ; l’exploitation non individualisée des données de connexion interceptées pour une durée d’un an renouvelable, désignant notamment les traitements automatisés pouvant être mis en œuvre, en précisant leur objet.
Ensuite, il m’apparaît important que le texte reprenne la position du Conseil d’État, qui, dans son avis, a précisé que la référence aux termes « réseaux de communications électroniques » n’avait ni pour objet ni pour effet de modifier le champ d’application des mesures de surveillance, tel qu’il avait été défini par la loi relative au renseignement, sur laquelle nous nous sommes prononcés en juin dernier. Cela permet notamment de maintenir les mesures prises pour assurer, aux seules fins de la défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne hors du champ d’application de ces dispositions, comme c’était déjà le cas dans la législation applicable antérieurement, c’est-à-dire la loi de 1991. En effet, ces mesures sont nécessaires à notre posture de défense et au contrôle des théâtres d’opération où sont engagées nos armées.
Enfin, il était indispensable, compte tenu de la nature des données collectées, que les durées de conservation soient plus longues que dans le régime mis en œuvre pour le territoire national. En effet, la surveillance des communications électroniques est le seul moyen d’obtenir ou de confirmer des informations, alors que des moyens complémentaires d’investigation peuvent être engagés sur le territoire national. En outre, il se trouve que les données collectées sont souvent en langue étrangère, parfois dans des langues rares, et des délais de traduction sont nécessaires pour les exploiter. Les données doivent permettre de reconstituer a posteriori des parcours individuels et des réseaux. Ces analyses demandent du temps et du recul, notamment lorsque l’on a affaire à des ennemis qui savent utiliser toutes les techniques de la dissimulation, et dont il ne faut sous-estimer ni l’intelligence ni la détermination.
Les conditions posées étant vérifiées, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donné un avis favorable à l’adoption par le Sénat de cette proposition de loi.
La commission des lois a par la suite estimé utile d’apporter des modifications sur quelques points, qui ont été rappelés à l’instant par le président-rapporteur Philippe Bas et M. le ministre de la défense. Ces modifications sont la limitation au seul Premier ministre de la possibilité de délivrer les autorisations désignant les réseaux sur lesquels les interceptions peuvent être réalisées, la réduction de douze à dix mois de la durée de conservation des correspondances, la suppression de la possibilité pour le Premier ministre d’exclure certains numéros d’abonnement ou identifiants techniques de toute surveillance ou encore la mise en place pour certains d’entre eux de conditions particulières d’accès aux communications. Enfin, la commission a souhaité prévoir le régime des opérations matérielles pour la mise en œuvre des mesures d’interception quand elles sont effectuées par les opérateurs de communications électroniques.
Il ne s’agit pas de différences insurmontables, comme l’a indiqué M. le ministre lui-même. Même si je n’ai pas eu l’occasion de consulter de nouveau la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur ce point, il ne me semble pas, à titre personnel, que ces modifications puissent changer le sens de son avis.
Au terme de ce travail législatif, que l’on peut qualifier de constructif, et pour lequel l’initiative parlementaire n’aura pas fait défaut, la France disposera d’une législation moderne, complète et équilibrée, respectueuse des droits et libertés. Ce dispositif fournira à nos services spécialisés de renseignement la sécurité juridique nécessaire à leurs actions et un cadre clair pour l’exercice de leur mission de service public, témoignant ainsi de la maturité de notre démocratie, qui pourra s’en prévaloir sur la scène internationale.