Intervention de Joël Guerriau

Réunion du 30 septembre 2015 à 14h30
Accord france-russie relatif à des bâtiments de projection et de commandement — Adoption définitive en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Joël GuerriauJoël Guerriau :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la querelle autour de la non-livraison des vaisseaux Mistral à la Russie a contribué à rafraîchir nos relations avec Moscou durant plusieurs mois. Le présent projet de loi constitue ainsi une étape bienvenue vers une normalisation de nos relations avec la Fédération de Russie.

Disons-le d’emblée : cet accord est un soulagement. Il semble être le meilleur accord qu’il était possible d’espérer au regard de nos relations avec la Russie. Il nous préserve d’un contentieux dont le règlement aurait pu être financièrement beaucoup plus lourd pour la France. Sans accord, il n’existait aucune perspective de revente. Les coûts de maintenance et de gardiennage, qui se chiffrent en millions d’euros, se seraient alors accumulés. Enfin, l’accord permet d’assainir notre relation avec la Russie, sur le plan tant diplomatique que commercial.

Pour autant, et cela vient d’être dit, le paiement immédiat de l’indemnité fausse le pouvoir du Parlement. Il nous prive d’un véritable choix de vote dans la mesure où un rejet fragiliserait notre nation dans ses rapports avec la Russie.

Or le franchissement de cette étape soulève de nombreuses questions à l’échelon tant local que national, mais aussi, bien entendu, à l’échelon international.

À l’échelon local, on peut difficilement faire l’économie des inquiétudes. À première vue, le remboursement de 949, 7 millions d’euros prévus par le présent texte ménage, par l’intermédiaire de la COFACE, l’équilibre financier du groupe DCNS qui a été l’ensemblier des deux navires.

Toutefois, nous continuons à nous poser des questions.

Si les stipulations de l’accord tendent à limiter les effets de transferts de technologie, cela résonne comme un vœu pieu. Nous avons formé plusieurs centaines d’officiers russes pendant quatre années sur notre sol. Croire que nous pouvons rompre l’exécution de notre contrat avec la Russie sans favoriser de tels transferts me semble illusoire.

L’évaluation du préjudice subi par les entreprises locales, ne serait-ce qu’au regard des éventuelles atteintes à la propriété intellectuelle et à la sauvegarde des savoir-faire, est par définition difficile à estimer. Nous allons néanmoins indemniser la Russie au titre de la formation de ceux qui pourraient reproduire notre savoir-faire chez eux à hauteur de 56, 8 millions d’euros.

Dès lors, il semble clair que le présent projet de loi sous-évalue les conséquences locales, à moyen terme, de la crise des Mistral.

À l’échelon national, il faut évaluer les perspectives financières et commerciales de l’accord qui nous est proposé.

Le circuit financier du dédommagement russe repose en dernière analyse sur les épaules de l’État. Il représente près de 1 milliard d’euros supplémentaires dans une équation budgétaire tendue. Cette somme doit d’ailleurs être prélevée dans le programme 146 et conduire à une réallocation des crédits 2015 au sein d’une mission « Défense » dont l’architecture budgétaire a été bien mise à mal tout au long de l’année par la sous-budgétisation de nos opérations extérieures et par le feuilleton des sociétés de projets.

Dans un tel contexte de tension financière, l’annonce de la revente des vaisseaux à l’Égypte semble être une excellente nouvelle, même si bien des interrogations subsistent, concernant en particulier le prix de vente.

Ce prix de vente préservera-t-il les marges de DCNS ? Quel sera le coût de la réaffectation des navires et de la formation des marins ? Surtout, qui prendra ces coûts en charge ? Une revente « au rabais », si vous me pardonnez cette facilité d’expression, serait en effet un très mauvais signal envoyé par notre pays. Nous savons que les deux vaisseaux sont taillés pour la navigation en eaux froides. Or l’Égypte, jusqu’à preuve du contraire, ne croise pas dans les eaux adaptées.

Avant l’Égypte, plusieurs autres pays semblaient intéressés par le rachat de ces navires ; je pense notamment au Canada ou encore à l’Inde. Leurs gouvernements ont toutefois dû annoncer successivement qu’ils ne s’en porteraient pas acquéreurs. Ne prenons-nous pas le risque, sur le marché du matériel de défense, de donner l’impression que la France est un revendeur de « seconde main » ?

Au-delà des récents succès enregistrés par le Rafale, après plusieurs années de vaches maigres, ne prenons-nous pas le risque de dégrader, avec une revente trop rapide, la signature de la marque « France » dans le secteur de la défense ?

Toutes ces interrogations résultent de l’ambivalence de notre diplomatie à l’égard de la Russie.

La politique menée par le gouvernement russe, notamment en Ukraine, a conduit à des dérives. Nous désapprouvons bien évidemment les actions de la fédération russe. Toutefois, nous ne pouvons pas nier le fait, évident en soit, que la Russie est un interlocuteur incontournable sur les questions internationales, mais aussi continentales. Les échos qui nous parviennent de l’Assemblée générale des Nations unies suffisent à l’illustrer une fois de plus.

La crise ukrainienne et le soutien apporté par Vladimir Poutine au régime de Bachar el-Assad pendant la première phase de la guerre civile syrienne ont contribué à creuser le fossé entre l’Europe et la Russie. Des réflexes dignes de la guerre froide ont ressurgi dans plusieurs pays, je pense à la Pologne notamment.

Toutefois, le Président de la République est parvenu, via le format Normandie et dans le cadre du processus de Minsk à créer un cadre adapté pour renouer le dialogue avec nos voisins russes.

L’affaire du Mistral nous permet en réalité d’observer le déploiement progressif d’une véritable diplomatie européenne, au moins à l’égard de la Russie.

En effet, pour sauvegarder son dialogue avec la Russie sans se dédire et sans froisser ses partenaires européens de Pologne, ou plus largement de l’Est, la France devait aller jusqu’au bout de l’inexécution de ce contrat de vente tout en parvenant à s’entendre avec la Russie sur le coût de l’indemnisation.

L’inexécution du contrat de vente peut donc se lire comme une contrepartie française en faveur du développement d’un dialogue équilibré et constructif entre l’Europe et la Russie. Cet accord clôt ainsi une phase d’entente avec nos voisins russes, en même temps qu’il peut permettre d’en inaugurer une nouvelle.

J’ai employé à dessein le terme d’ « interlocuteur » et non pas de partenaire jusqu’à présent, car je considère que nous ne pouvons pas être totalement idéalistes face à la Russie. §Nous devons parvenir à un équilibre de fermeté où la parole de la France et de ses partenaires européens est jugée crédible, car elle serait ferme, cohérente mais constructive.

Cela nous pousse donc à revenir à la question de l’efficacité des sanctions politiques et économiques en matière internationale.

L’inexécution du contrat de vente des Mistral doit être lue, en 2014, dans le cadre des sanctions européennes à l’égard de la Russie suite aux prolongements de la crise ukrainienne.

Toutefois, à ma connaissance, il n’existe aucune situation dans laquelle des sanctions ont mécaniquement entraîné un infléchissement de la position du pays sanctionné. §Pire, les sanctions renforcent souvent le pouvoir en place en suscitant une cohésion nationale. Ainsi, Cuba n’a pas changé de régime du fait de l’embargo. Saddam Hussein n’a pas quitté le pouvoir du fait des sanctions américaines. L’interdit jeté pendant des décennies sur l’Iran n’a pas remis en cause le régime en place. Au contraire, les sanctions, si elles n’aboutissent pas à la reprise du dialogue, ne font que sanctuariser le statu quo. Sanctionner sans discuter, c’est permettre aux gouvernements visés de trouver l’appui de leur population contre la menace extérieure. Certes, cette question est très compliquée.

Dès lors, il est absurde de claquer la porte au nez de la Russie.

Tout renoncement au dialogue revient, somme toute, à abandonner tout espoir d’infléchir les positions russes et de faire évoluer la politique de Moscou pour la rapprocher de nos standards. A fortiori, ne pas discuter avec la Russie, c’est se priver d’un interlocuteur indispensable à la résolution de nombreuses crises internationales, au premier rang desquelles se trouvent celles de Syrie et d’Irak.

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