Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’auteur de cette proposition de loi ayant longuement évoqué l’aspect économique et administratif de cette question, je me limiterai à examiner son aspect juridique, du plus haut degré, au regard de la Constitution.
L’inflation normative à laquelle doivent faire face nos collectivités territoriales est une réalité quotidienne. La complexité souvent inutile de ces normes, leur coût budgétaire font de cette question un enjeu majeur; et déjà ancien. L’excellent rapport de MM. Boulard et Lambert consacré à la lutte contre l’inflation normative, qui recense les exemples les plus aberrants, en était une illustration.
Depuis plusieurs années déjà, nombreux sont les rapports ayant condamné cette croissance normative, ses conséquences sur le dynamisme de nos territoires, l’action publique locale et les budgets locaux. Le contexte local actuel d’une raréfaction de nos ressources financière ne fait qu’aggraver cette situation.
Depuis plusieurs années, le Parlement, et en particulier le Sénat, s’est engagé dans une démarche de simplification des normes, aussi bien en faveur des collectivités territoriales que des entreprises ou des administrés. Je citerai, pour mémoire, la création de la Commission consultative d’évaluation des normes, sur l’initiative de notre ancien collègue Alain Lambert, transformée, voilà deux ans, en Conseil national d’évaluation des normes, sur la proposition de nos collègues Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur. Le Conseil bénéficie aujourd’hui de pouvoirs étendus pour lutter contre le flux de normes, mais aussi le stock de normes.
Plusieurs initiatives parlementaires ont également eu pour vocation de simplifier la vie quotidienne de nos collectivités. Je songe au travail de qualité de notre collègue Éric Doligé, qui a déposé, en 2011, une proposition de loi de simplification du fonctionnement des collectivités territoriales, dont plusieurs dispositions ont été intégrées dans la récente loi NOTRe, ce qui témoigne du caractère transpartisan de cette lutte.
Malgré les démarches mises en place et dont les effets commencent à se faire sentir, il convient d’aller encore plus vite et plus loin. Tel est l’objet de la proposition de loi constitutionnelle déposée par notre collègue Rémy Pointereau, au nom de notre délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation.
Oui, le poids des normes est devenu une contrainte trop lourde pour nos collectivités et leur dynamisme ! Toutefois, la commission des lois a soulevé plusieurs difficultés ou interrogations.
La rédaction initiale de l’article 1er tendait à subordonner l’action du législateur à l’objectif de stabilisation et d’allégement des charges applicables aux collectivités territoriales. Or le législateur ne représente pas la seule source de l’inflation normative ; il n’est qu’un acteur parmi d’autres – nous y reviendrons. Il n’était donc pas certain que la mise en œuvre de ces dispositions aurait conduit au tarissement du flux normatif.
Au-delà de ces difficultés d’ordre général, votre commission des lois a estimé que l’application des dispositions de l’article 1er soulevait de surcroît des difficultés d’ordre juridique.
Tout d’abord, se posait la difficulté à apprécier le caractère équivalent d’une charge, a fortiori si elle ne présente aucune incidence financière. Pour y répondre plus précisément, il convenait de s’assurer de la sincérité des évaluations des charges financières d’une norme et de disposer d’une procédure ou d’une instance capable de l’apprécier.
Ensuite, en prévoyant un mécanisme de gage qui autorisait la discussion d’une disposition créant une charge supplémentaire, l’article 1er recélait une contradiction avec l’article 40 de la Constitution, qui interdit à toute initiative parlementaire de créer ou d’aggraver une charge publique. La compensation d’une telle création ou aggravation par la diminution d’une charge équivalente ou l’augmentation d’une ressource est sans incidence sur la recevabilité.
Or, en vertu de l’article 1er de la proposition de loi constitutionnelle, une initiative parlementaire introduisant une charge ou une contrainte supplémentaire pour les collectivités territoriales aurait été recevable dès lors qu’elle aurait été gagée par la suppression d’une charge ou d’une contrainte équivalente en termes de coût. En revanche, des dispositions identiques mais applicables à d’autres personnes publiques auraient été déclarées irrecevables au regard de l’article 40 de la Constitution. Ainsi, deux dispositions identiques mais s’appliquant à des personnes publiques différentes n’auraient pas été soumises aux mêmes règles de recevabilité financière et n’auraient pas subi le même sort, ce qui soulevait un évident problème de cohérence.
En matière de transposition de directives, l’article 2 du texte tendait à dissocier les projets ou propositions de loi de transposition de directives de ceux qui contiendraient des dispositions d’accompagnement de la transposition. Il visait à limiter, voire à interdire, dans le premier cas, le droit d’amendement, tandis que celui-ci aurait été pleinement opérant dans le second cas. Or, en vertu d’une jurisprudence ancienne et constante du Conseil constitutionnel, le droit d’amendement du Parlement et du Gouvernement doit s’exercer « pleinement », sous réserve des irrecevabilités prévues par la Constitution.
Rappelons qu’une directive définit, dans un domaine déterminé, le cadre minimal commun à l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Aucun État ne peut adopter une législation en deçà de ce socle minimum. En revanche, il relève de la libre appréciation du législateur national d’adopter des dispositions allant au-delà d’une simple transposition, tout en veillant à ce que cette « surtransposition » volontaire soit proportionnée et réponde à un objectif d’intérêt général. Il relève donc de la responsabilité du pouvoir politique d’apprécier l’opportunité d’aller au-delà d’une simple transposition et de pouvoir en justifier.
Tout en partageant les objectifs de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales, la commission des lois a estimé que l’introduction dans la Constitution de nouvelles règles contraignantes pour le législateur ne devait pas conduire à une négation du débat parlementaire. Au contraire, l’objectif est de mieux apprécier la pertinence et l’utilité d’une nouvelle mesure pesant sur les collectivités territoriales. Le législateur doit s’astreindre à une plus grande rigueur pour ce qui concerne non seulement l’analyse des mesures qu’il adopte, mais aussi leur mise en œuvre par les collectivités territoriales.
Enfin, les dispositions initialement proposées auraient été contraignantes pour le seul législateur, tandis qu’aucune règle n’aurait encadré l’action des autres responsables de l’emballement normatif.
C’est pourquoi, pour ne pas en rester à des formules incantatoires, nous nous sommes efforcés de rechercher, dans un temps très court, des formulations qui concilient l’objectif de lutte contre l’inflation normative et le maintien de la liberté d’initiative du législateur.
Ainsi, l’article 1er adopté par la commission des lois tend à insérer dans la Constitution un nouvel article 39-1, qui soumettrait le législateur et le pouvoir réglementaire au respect des principes de simplification et de clarification du droit, sans préjudice des conditions d’exercice des libertés publiques ou des droits constitutionnellement garantis. Le pouvoir législatif comme le pouvoir réglementaire seraient tenus de respecter ces principes dans le cadre de leur mission respective.
Ce même article prévoit, dans les conditions fixées par une loi organique, que toute mesure nouvelle ou toute aggravation d’une mesure nouvelle qui porterait sur les compétences exercées par une ou plusieurs collectivités territoriales ne pourrait être adoptée si elle n’a fait l’objet d’une évaluation préalable sérieuse. Il s’agit ainsi d’obliger le législateur, dans sa volonté de créer ou d’aggraver une charge pesant sur les collectivités territoriales, à réfléchir aux conséquences techniques et budgétaires d’une telle proposition. En effet, une compensation financière n’est pertinente que si elle repose sur une évaluation sincère et précise.
Une loi organique préciserait les éléments devant figurer dans l’évaluation ainsi que les règles encadrant la compensation.
S’agissant de l’article 2 de la proposition de loi constitutionnelle, la commission a adopté la disposition selon laquelle les mesures assurant la transposition d’un acte législatif européen ne devraient pas excéder les objectifs poursuivis par cet acte. Selon la commission, cette mesure s’applique au législateur aussi bien qu’au pouvoir réglementaire, tout en introduisant implicitement la notion de proportionnalité, qui fait l’objet d’une jurisprudence ancienne et claire du Conseil constitutionnel.
À la suite de la réunion de la commission le 16 décembre dernier, M. Pointereau et moi-même avons continué à travailler, afin de trouver, pour l’article 1er, une rédaction prenant en compte aussi bien les objectifs de la délégation que les contraintes juridiques et législatives qu’impose toute révision de la Constitution. Notre réflexion commune nous a conduits au dépôt de deux nouveaux amendements, lesquels, s’ils sont adoptés, devraient fournir aux parlementaires des outils pour lutter efficacement contre l’inflation normative.