Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je partage bien entendu, tout comme Mme la ministre de l’éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, l’ambition des auteurs de cette proposition de loi, qui est de sensibiliser les jeunes à l’histoire de notre pays, aux sacrifices de nos anciens et aux valeurs républicaines de la nation française. Nous avons tous, je pense, cette ambition chevillée au corps, que nous soyons élus, professeurs, parents ou citoyens.
Pour le secrétaire d’État en charge de la mémoire que je suis, c’est plus qu’une ambition : c’est un devoir, une responsabilité. Dès mon entrée en fonctions, et fort de mon passé d’enseignant, j’ai mesuré l’importance de ce travail de sensibilisation et de transmission. Tout d’abord, l’histoire et les mémoires de notre pays, la France, constituent une part de notre identité et de celle de nos enfants. Ensuite, c’est à la lumière du récit de nos anciens et des sacrifices consentis pour défendre l’héritage de nos libertés et de nos valeurs républicaines que les jeunes d’aujourd’hui, artisans de la nation de demain, sauront avancer vers l’avenir. Enfin, au lendemain du triste anniversaire des attentats de janvier et de la survenue des attentats du mois de novembre, nous devons entretenir auprès des jeunes, particulièrement touchés par ces drames, le souvenir des victimes et des rassemblements qui se sont organisés autour des valeurs simples mais fermes de notre République.
Une fois cette ambition rappelée se pose la question du meilleur moyen d’arriver à la satisfaire.
Je partage le constat selon lequel la présence des jeunes lors des cérémonies nationales est en baisse. Toutefois, cet élément ne peut être le seul indicateur de leur mobilisation. Dès lors, je m’interroge : les mémoires doivent-elles continuer de vivre et d’être transmises seulement devant les monuments aux morts ? Pour ma part, je ne le pense pas. Ce n’est pas suffisant.
La mémoire se vit et se transmet dans les écoles, sur nos lieux de mémoire, notamment au cours des grands anniversaires décennaux, qui sont autant d’occasions de se souvenir et de comprendre, comme cela sera le cas jusqu’en 2018.
À cet égard, permettez-moi de vous donner quelques chiffres significatifs. Sur les 3 000 projets actuellement labellisés dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre, plus de 1 000 étaient des projets pédagogiques conduits par des élèves avec les équipes enseignantes.
Par ailleurs, le succès des concours scolaires témoigne de l’enthousiasme des plus jeunes concernant la mémoire. Ainsi, le concours « Les petits artistes de la mémoire » organisé par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre a concerné plus de 13 000 élèves de CM2 en 2015. Il s’agissait pour les élèves de choisir un nom sur le monument aux morts de leur commune et de s’interroger sur la signification d’un tel monument. Le concours national de la Résistance et de la déportation réunit quant à lui entre 30 000 et 40 000 participants chaque année. Le Président de la République souhaite d’ailleurs rénover ce concours et l’étendre à d’autres participants. Un rapport vient d’être remis à ce sujet, à ma demande et à celle de Mme la ministre de l’éducation nationale.
De grandes opérations mémorielles sont organisées au cours et en marge des cérémonies nationales par le ministère de la défense et ses opérateurs, notamment l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre et la Mission du centenaire, qui a en charge l’organisation du centenaire de la Grande Guerre.
C’est ainsi que la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense, dans le cadre d’un partenariat noué avec le ministère de l’éducation nationale depuis 2007, soutient chaque année 500 projets pédagogiques qui incitent 25 000 jeunes à réfléchir à la notion d’engagement. Elle soutient également plus de 300 voyages scolaires dans les anciens camps de concentration et d’extermination et, plus largement, dans nos lieux de mémoire.
Se recueillir devant un monument aux morts, entendre le récit d’un résistant ou d’un déporté, s’imprégner d’une émotion sur un ancien champ de bataille, est un enseignement complémentaire des manuels scolaires.
Le ministère de la défense accompagne aussi les enseignants, qui peuvent par exemple proposer à leurs élèves, à l’occasion des cérémonies nationales, une conférence délivrée par un agent du ministère sur le déroulé et le sens d’une commémoration.
Le ministère travaille également sur les nouveaux vecteurs de la mémoire, tels que le numérique, lequel a rencontré un immense succès dans le cadre des deux grands cycles commémoratifs du centenaire de la Première Guerre mondiale et du soixante-dixième anniversaire de la Seconde Guerre mondiale. Il permet notamment de construire des contre-discours face à la désinformation et à la falsification de l’Histoire dont nous sommes malheureusement trop souvent victimes sur internet.
Par ailleurs, le 11 novembre dernier, des reportages diffusés sur les réseaux sociaux ont par exemple permis de mettre en lumière la présence de lycéens venus d’Auvergne à Paris spécialement pour la cérémonie. L’événement a eu une très belle visibilité. Il a suscité plus de 30 000 « Vues » et près de 500 « J’aime » sur Facebook.
J’ai également participé aux Rencontres du Web 14–18 organisées par la Mission du centenaire le 10 avril 2015, lesquelles ont démontré l’émergence d’une véritable communauté de la mémoire sur le web.
Le ministère s’engage, enfin, dans le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme lancé par le Président de la République le 27 janvier 2015. En lien avec le ministère de l’éducation nationale et le ministère de la culture, et sous la coordination de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, il met en œuvre l’action 32 du plan – « À chaque étape de la scolarité, un lieu de mémoire et une œuvre pour éduquer contre le racisme et l’antisémitisme », sur laquelle un point d’étape sera fait prochainement.
Pour ma part, je ne pense pas que la question de la transmission de la mémoire puisse être réglée par l’instauration d’une nouvelle journée nationale.
À cet égard, je rappelle que la journée du 27 mai, journée de la Résistance, instaurée en 2013 sur l’initiative de votre ancien collègue Jean-Jacques Mirassou, a précisément une vocation pédagogique. Le jour de mémoire que vous proposez, le dernier jeudi du mois de mai, entrerait donc en concurrence avec cette journée, voire, et ce serait pire, il créerait de l’indifférence vis-à-vis des cérémonies nationales.
Or en 2014, comme en 2015, cette journée fut l’occasion pour les enseignants, qui font un travail formidable en matière d’éducation à la citoyenneté, de consacrer une partie de leurs cours à la question de l’engagement, de la Résistance et de la déportation.
Le 27 mai dernier, à l’occasion de la panthéonisation de quatre grandes figures de la Résistance, les jeunes ont été associés à la préparation de la cérémonie et de nombreux établissements ont travaillé sur le parcours de l’une ou l’autre des quatre personnalités distinguées ce jour.
En outre, l’instauration d’un jour de mémoire tendrait à laisser penser que toutes les mémoires se valent et qu’elles peuvent être honorées d’un même élan. Cela créerait des confusions et gommerait les spécificités historiques de la France. Or vous savez combien le monde combattant est attaché, comme je le suis moi-même, à la singularité mémorielle de chacune de nos journées nationales.
Par ailleurs, je m’emploie depuis plus d’un an, avec force et conviction, à faire des scolaires non pas de simples spectateurs mais des acteurs de la mémoire pour en devenir des passeurs. Quand je dis « les scolaires », je pense aux élèves de tous les niveaux et de tous les établissements, qu’il s’agisse des établissements d’enseignement général ou technique ou des établissements situés en zone d’éducation prioritaire. Je ne pense pas seulement aux élèves de CM2, de cinquième et de seconde, contrairement aux auteurs de la proposition de loi !
Faire de nos jeunes des acteurs éclairés, des citoyens attentifs, dotés d’un esprit critique et nourris de l’engagement de leurs aînés est le meilleur moyen de préserver et de nourrir le lien intergénérationnel indispensable à toute société. C’est aussi le meilleur moyen de lutter contre les discours et les actes qui se nourrissent de la haine et des négationnismes et qui menacent notre socle républicain. C’est pourquoi je veux dépasser la seule ambition de conduire les jeunes en masse devant les monuments aux morts, même si cela est nécessaire.
J’ai rencontré et échangé avec des élèves d’écoles primaires, de collèges, de lycées, en France et à l’étranger, pour évoquer la figure du poilu, du combattant de 1940 ou encore du harki arrivé en France en 1962 et du soldat tombé en Afghanistan en 2011.
Je sais que les enseignants veillent à ce que leurs élèves réfléchissent aussi à l’actualité de notre histoire. Oui, je tiens à le redire, les enseignants font leur travail consciencieusement, à tous les niveaux d’enseignement.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nos jeunes s’intéressent à la mémoire. Je le mesure chaque jour. Ils n’ont pas besoin de contraintes juridiques pour continuer de s’y intéresser. À nous de les accompagner ! À cet égard, les 22, 2 millions d’euros consacrés à la politique de la mémoire dans le budget pour 2016 y contribueront en nous permettant de nous doter d’outils pédagogiques modernes et d’investir massivement les nouveaux vecteurs de la mémoire pour inscrire cette dynamique dans la durée.
C’est aussi de cette manière que nous pourrons rétablir « la République en actes », conformément au souhait du Président de la République.
La mémoire est un travail de tous les jours – nous en sommes tous d’accord –, qui requiert du courage, qui exige que nous renouvelions sans cesse notre pratique mémorielle, que nous développions des approches modernes et que nous soyons pleinement mobilisés autour de nos jeunes, non pas un jeudi du mois de mai, mais tout au long de l’année, comme le sont les enseignants.
Donnons-nous les moyens, comme l’espérait Jean Zay, de « donner à la jeunesse assez de doctrine offensive, assez de convictions intangibles, assez d’impératifs, assez d’armes pour affronter les dangers d’une époque, pour défendre par tous les moyens l’héritage de nos libertés ».
J’ai écouté attentivement les deux orateurs précédents. Monsieur le rapporteur – ce sera ma conclusion –, je suis effectivement sensible à votre proposition de renvoyer ce texte à la commission, même s’il faut laisser ce débat se dérouler, car l’intention est noble, nous devons poursuivre la réflexion sur ce sujet et, comme vous l’avez dit, travailler dans l’unité.