Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 janvier 2016 à 9h00
Suivi de l'état d'urgence — Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Merci, monsieur le président. Je suis heureux que la loi du 20 novembre 2015 ait institué un contrôle parlementaire que l'Assemblée nationale et le Sénat exercent de façon attentive et qu'au Sénat, vous l'exerciez à travers une série d'auditions. Vous allez d'ailleurs être saisis d'une proposition de loi relative à la sécurité dans les transports, sur laquelle je me suis déjà exprimé et qui s'inscrit dans le contexte actuel du renforcement des mesures de sécurité.

Je n'ai pas la prétention de répéter les propos du vice-président du Conseil d'État et du président de la section du contentieux qui sont en charge du contrôle juridictionnel de l'état d'urgence. Les informations qu'ils vous ont données sont naturellement pertinentes pour savoir ce qui se passe et ce qui s'est passé mais, surtout, elles vous permettront d'apprécier des nouvelles mesures à prendre pour combattre ce péril imminent. Il convient en effet de concilier à la fois les exigences légitimes de sécurité et la garantie du respect de l'exercice des libertés fondamentales.

Mon institution est jeune, nous n'avons aucune expérience en matière d'état d'urgence. Mais nous souhaitons être utiles. C'est pourquoi, lors de l'institution du contrôle parlementaire sur l'application de l'état d'urgence, nous avons estimé qu'il relevait de notre responsabilité de recevoir toutes les plaintes relatives aux problèmes liées à la mise en oeuvre de l'état d'urgence et de mettre à profit, pour cela, nos 400 délégués territoriaux. Nous examinons les réclamations portées devant nous en toute indépendance et impartialité. La loi organique du 29 mars 2011 nous impose d'apprécier le respect, par les personnes qui exercent des activités de sécurité, des règles légales en matière de nécessité et de proportionnalité, de non-discrimination ou encore de protection des droits de l'enfant. Nous réalisons un compte rendu hebdomadaire de nos activités avec un tableau recensant l'ensemble des informations recueillies sur l'application de l'état d'urgence que nous adressons aux parlementaires. Où en sommes-nous aujourd'hui ?

D'une manière générale, les comptes rendus relèvent des interrogations sur l'efficacité de l'état d'urgence. Celui-ci apporte-t-il plus que l'application des lois déjà existantes, par exemple, la loi relative au renseignement ou encore la loi antiterrorisme de novembre 2014 ? La question mérite d'être posée.

Sur le plan quantitatif, entre le 26 novembre 2015 et le 15 janvier 2016, nous avons reçu quarante-deux réclamations portant sur des mesures prises sur la base de l'état d'urgence dont onze pour assignation à résidence et dix-huit portant sur des perquisitions administratives. En dehors de ces réclamations portant sur des mesures prises expressément sur le fondement de l'état d'urgence, nous avons également reçu onze réclamations liées à des situations indirectement liées à l'état d'urgence : quatre refus d'accès à des lieux publics (exclusion d'une salle de cinéma, refus d'accès à un collège d'une mère voilée, refus d'accès à un commissariat pour port de voile), deux interpellations dont une suivie d'une garde à vue, deux licenciements pour port de barbe, une mise à pied disciplinaire avec signalement d'un employeur en raison du surnom inscrit sur le casier de l'employé, une suppression de carte professionnelle, un refus de délivrance de passeport, un contrôle excessif à l'aéroport, une fouille de véhicule en violation du droit à la vie privée des passagers et une interdiction de sortie du territoire.

S'agissant de la répartition géographique des réclamations, on en a relevé quinze en Île-de-France (en particulier dans les départements de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne), six en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, cinq en Auvergne-Rhône-Alpes, quatre en Nord-Pas-de-Calais, trois en Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes et en Provence-Alpes-Côte d'Azur, deux en Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine, une en Picardie, en Centre- Val de Loire, en Bretagne et en Guyane. La plupart de ces réclamations sont en cours d'instruction, sauf celles qui ont fait l'objet d'une issue favorable via une médiation qui a pris la forme soit d'une indemnisation, soit d'un aménagement des conditions d'assignation à résidence.

Sur le plan qualitatif, quelles leçons tirons-nous de l'instruction de ces réclamations et de leur nature ? En ce qui concerne les perquisitions, qui font actuellement l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel, les saisines font état d'interventions de nuit, d'un dispositif policier massif, de dégradations matérielles du domicile, de l'utilisation de menottes, de violences physiques et verbales - avec notamment des propos discriminatoires liées à la pratique de la religion musulmane - et de la présence d'enfants lors du déroulement de l'opération. Le plus souvent, ces réclamations relèvent plus d'un témoignage et ne font pas l'objet d'une demande précise, par exemple en matière d'indemnisation. Ces témoignages montrent la mise en cause de la légitimité de la mesure et la manière dont elle a été appliquée.

Sur la question des procès-verbaux et de leurs motifs, dans le cadre de l'instruction de ces réclamations, le Défenseur des droits demande aux réclamants de produire les arrêtés de perquisition avec lesquels les forces de sécurité sont arrivés. La lecture des motifs permet de relever deux types d'arguments. Soit la personne perquisitionnée est connue comme un activiste appartenant à des mouvances djihadistes, c'est-à-dire avec des soupçons fondés de terrorisme. Soit la personne qui fait l'objet d'une mesure de perquisition s'est trouvée, directement ou indirectement, à un degré non précisé en relation avec un activiste de la mouvance djihadiste. Le conditionnel est alors employé lorsqu'il est indiqué que le logement et les véhicules des personnes visées par la perquisition seraient susceptibles d'être utilisés par des activistes djihadistes. Dans ce cas, nous avons affaire à des soupçons supposés de terrorisme.

Les réclamants nous indiquent qu'à la fin d'une opération de perquisition, il leur est lu un procès-verbal mais ils n'en obtiennent pas de copie. Or ils en ont besoin pour solliciter le remboursement des frais occasionnés par la perquisition. Ainsi, la première recommandation que je vous soumets est qu'un procès-verbal indiquant les bris éventuels doit être délivré aux personnes ayant fait l'objet d'une perquisition. La personne indûment perquisitionnée à cause d'une erreur d'adresse devrait également en être bénéficiaire.

Ensuite, s'agissant des saisies informatiques effectuées au cours d'une perquisition, la loi du 20 novembre 2015, qui modifie l'article 11 de la loi de 1995, a prévu un certain nombre de dispositions qui permettent aux autorités publiques d'accéder aux données des systèmes informatiques. Les données stockées ou accessibles peuvent être copiées mais les disques ne peuvent être saisis. La circulaire du ministre de l'intérieur du 25 novembre 2015 relative aux conditions inhérentes des perquisitions administratives prévoit que « la perquisition administrative ne permet aucune saisie mais autorise que les ordinateurs ou téléphones soient consultés et permet également de procéder aux copies sur tout support. Une saisie des objets ne peut procéder que de l'ouverture d'une procédure judiciaire et être réalisée exclusivement par l'officier de police judiciaire présent. » Sur ce sujet, j'ai une nouvelle recommandation à vous faire : le recueil des données personnelles lors des saisies informatiques dématérialisées réalisées pendant les perquisitions devrait être entouré de garanties quant à la non-utilisation desdites données à d'autres fins que la lutte contre les atteintes à la sureté de l'État. Le but de la loi doit être atteint mais il ne doit pas favoriser d'autres contrôles ou investigations que celles directement demandées et permises par la loi du 20 novembre dernier.

Le Défenseur des droits, qui est également le Défenseur des enfants, est très attentif à la présence des enfants au cours des perquisitions. Quatre des réclamations dont nous avons été saisies font état de perquisitions effectuées en pleine nuit en présence d'enfants en bas âge sans qu'aucune précaution n'ait, semble-t-il, été prise à leur égard. Les réclamants dénoncent le fait que leurs enfants aient été réveillés dans leur lit, braqués avec des armes et qu'ils sont, depuis, traumatisés. Or le ministère de l'intérieur avait anticipé cette difficulté puisque la circulaire du 25 novembre 2015 rappelle fermement aux policiers et aux gendarmes qui procèdent aux perquisitions leur devoir d'exemplarité et qu'ils se doivent d'être attentifs au respect de la dignité et de la sécurité des personnes qui sont placées sous leur responsabilité. Il est essentiel d'éviter que ces interventions ne soient traumatisantes pour les enfants afin qu'eux-mêmes ne soient pas durablement perturbés et que la représentation qu'ils auront des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie ne soient pas durablement négative et contribue plus tard à des attitudes agressives à l'égard de ces derniers.

C'est une question que nous avons déjà traitée en dehors de l'état d'urgence. Nous avons fait des recommandations dans une décision du 26 mars 2012 : nous avions préconisé qu'avant toute intervention, des informations sur la présence d'enfants, leur nombre et leur âge dans le lieu perquisitionné soient recueillies et prévoir, si possible, dans l'équipage des forces de l'ordre, un intervenant social, un psychologue ou un fonctionnaire de police ou un militaire de gendarmerie de la brigade de protection des familles. A tout le moins, une personne membre de l'équipage doit se charger plus spécifiquement de la protection du ou des mineurs. Nous avions aussi demandé que, pendant l'intervention, policiers et gendarmes ne mettent pas les menottes aux parents devant leurs enfants et que ces derniers soient pris à part sur le palier afin qu'ils n'assistent pas à l'intervention. Lorsque des membres de sécurité arborent des cagoules, il était recommandé de les enlever pour parler à un enfant. Ces recommandations sont toujours d'actualité.

Par un arrêt du 15 novembre 2013, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la Bulgarie pour violation de l'article 3 de la convention européenne : il s'agissait d'une perquisition en présence de jeunes enfants, avec un recours excessif à la force. La Bulgarie a été en particulier sanctionnée en ce que la présence d'enfants mineurs et de l'épouse du requérant n'avait jamais été prise en compte, comme de l'état psychologiquement fragile de ses filles qui étaient âgées de cinq et sept ans. Cet arrêt a également posé la question de la motivation du choix de l'heure d'intervention, en pleine nuit. Les conditions de l'intervention ont amplifié le sentiment de peur et l'angoisse éprouvés par ces personnes et le traitement infligé a dépassé le seuil de gravité exigé pour l'application de l'article 3 de la convention.

En ce qui concerne les assignations à résidence, les réclamations concernent majoritairement les modalités d'application, la nécessité d'un allégement des mesures en raison d'une maladie, d'un handicap et d'enfants à charge : ainsi le recours devant le juge administratif de l'avocat d'un requérant qui soutenait que son assignation n'était due qu'à la dénonciation calomnieuse d'un ancien collègue de travail, a abouti au retrait de la mesure. Par ailleurs, le Défenseur des droits a été saisi du cas d'un demandeur d'emploi assigné au domicile de ses parents situé loin du lieu de pointage. Le ministère de l'intérieur a été saisi.

En ce qui concerne, et c'est important, les dommages collatéraux, les mesures prévues dans le cadre de l'état d'urgence peuvent avoir des conséquences professionnelles pour les personnes concernées. Le Défenseur des droits a été saisi de cas de licenciement pour faute lourde (port de barbe), de mise à pied disciplinaire (l'intéressé a même été prévenu par son employeur que celui-ci le signalerait au commissariat car son surnom inscrit sur son casier était le même que celui d'un terroriste).

C'est également le cas particulier des agents de sécurité. Le Défenseur a été saisi par un coordonnateur en matière de sécurité aéroportuaire du retrait par le préfet de son habilitation d'accès à la zone de sûreté d'un aéroport pour détention d'une arme de catégorie C non déclarée. Il a abouti à la convocation de l'intéressé devant le tribunal de grande instance de Toulouse, assortie d'un placement sous contrôle judiciaire. Les faits étant incompatibles avec l'accès à la zone de sûreté, le préfet a fait usage de ses pouvoirs. Second cas, celui d'un salarié d'une grande entreprise en matière de sécurité et d'incendie : retrait de sa carte professionnelle par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) en raison de l'établissement par l'enquête administrative, et en particulier du fichier des personnes recherchées, d'indices sérieux et concordants d'atteinte à la sécurité des personnes et des biens, de la sécurité publique, de la sûreté de l'État et contraires au devoir de probité. Son employeur l'a informé du retrait de sa carte professionnelle. Il n'a pas été fait référence à sa compétence en matière d'incendie qui n'est pas subordonnée à la détention de la carte professionnelle.

Ceci met en évidence des phénomènes de porosité, non prévus par les dispositions textuelles, entre les services de police et le CNAPS, alors que celui-ci ne peut avoir accès qu'aux faits ayant donné lieu à condamnation.

L'état d'urgence peut également avoir des conséquences sur l'accès aux lieux publics. Nous avons été saisis de différents cas : le refus d'accès à un établissement scolaire de parents d'élèves en raison de l'interdiction par le règlement intérieur de l'établissement du port de signes religieux. Mais je rappelle que cette règle ne s'applique pas aux parents d'élèves. Le Défenseur a également été saisi par des parents mécontents des modalités d'accès aux garderies. Au vu des dispositions combinées du plan Vigipirate et des dispositions du code général des collectivités territoriales, il a été considéré que le maire pouvait légalement réglementer les modalités d'accès à l'établissement dans le cadre des activités périscolaires.

S'agissant de l'indemnisation des dommages causés par ces mesures, la circulaire du 25 novembre 2015 du ministre de l'intérieur dispose que l'engagement de la responsabilité de l'État suppose une faute lourde, sous réserve de l'interprétation des juges du fond. Les dégâts matériels occasionnés par les forces de l'ordre ne devraient pas, à eux-seuls, être constitutifs d'une faute lourde dès lors que les nécessités liées au terrorisme dans le cadre de l'état d'urgence justifient leur intervention. Or ces mesures sont de plus en plus contestées. Au-delà des dégâts matériels, on ne peut non plus oublier l'humiliation ressentie par les personnes concernées et les traumatismes. Le Défenseur recommande donc de mettre en place une procédure d'indemnisation sans justification des dommages causés avec un formulaire-type.

Voilà ce que je pouvais dire des remontées auprès de nos délégués territoriaux ou de notre bureau central.

En conclusion, je considère qu'il faut mieux encadrer l'état d'urgence en posant des limites temporelles et matérielles, en exigeant un lien de causalité stricte entre les motifs des mesures de police administrative et les motifs de déclaration de l'état d'urgence. Il faut respecter le principe de nécessité et de proportionnalité. Il faut que les recours juridictionnels soient renforcés afin que le juge puisse pleinement exercer son rôle de garant de l'état de droit et des libertés fondamentales.

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