Intervention de Robert Badinter

Réunion du 6 mai 2010 à 15h00
Lutte contre la piraterie et police de l'état en mer — Article 2

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme nous tous, je me suis réjoui de constater les progrès réalisés dans la lutte contre la piraterie internationale, fléau que l’on pensait éradiqué et qui pourtant réapparaît.

La curiosité m’a poussé à examiner d’un peu plus près que cela n’avait été fait jusqu’à présent les conditions dans lesquelles s’exerçait la répression par les États membres de l’Union européenne, et particulièrement la France, et à vérifier si les principes du droit étaient respectés. Et je dirai à la Haute Assemblée que, de ce périple, je suis revenu quelque peu surpris.

Cet amendement vise donc à rappeler que l’abolition de la peine de mort et le respect des droits fondamentaux doivent s’imposer comme deux conditions dans ce qui constitue traditionnellement le droit de l’extradition ou le droit qui régit le fait de confier des justiciables à un autre État pour qu’il les juge. Ce sont des principes sur lesquels je n’ai pas besoin d’insister.

Quelle est très précisément la situation à l’heure actuelle ?

Lorsque des pirates sont arrêtés, l’Union européenne, ou la France directement par des accords bilatéraux qu’elle a conclus, confie à des États tiers le soin de les juger. Ces États, nous les connaissons, ils ont été mentionnés.

Il s’agit au premier chef du Kenya, avec lequel l’Union européenne a signé un accord prévoyant expressément que cet État ne recourra pas à la peine de mort ; je rappelle que la justice kenyane et les conditions de la stabilité politique de ce pays sont loin d’être tout à fait celles d’un État de droit modèle.

Il s’agit également des Seychelles, où la situation est plus satisfaisante.

En l’espèce, la France remet directement aux autorités somaliennes des pirates qu’elle a arrêtés pour qu’ils soient jugés.

À cet égard, j’ai cherché à obtenir des précisions, et je vous les livre. Les services du Quai d’Orsay m’ont d’ailleurs fort courtoisement confirmé l’authenticité de celles que j’ai obtenues notamment sur le site intitulé Bruxelles 2 – l’Europe de la défense et de la sécurité.

C’est plus précisément aux autorités du Puntland, région autonome de Somalie, que la France remet ces pirates.

Mais je lis le texte :

« Finalement, les trente-cinq pirates arrêtés par la frégate française Nivôse, en plusieurs fois, [...] le premier week-end de mars, devraient tous être remis à des autorités judiciaires. Vingt-quatre ont ainsi été remis aux autorités du Puntland [...], le 13 mars... Quant aux onze autres, ils devraient être rapatriés par avion, à partir de Djibouti aux Seychelles […] l’Union européenne ayant signé un accord avec les autorités djiboutiennes permettant l’utilisation des installations nationales pour le transfert vers d’autres pays. »

On lit encore dans le même document que le Puntland est « la destination favorite de la France » et que l’Union européenne « n’a pas d’accord de transfert avec la Somalie ou le Puntland » et qu’elle s’y refuse pour l’instant, « à la fois pour des raisons juridiques et politiques. » En effet, « il n’y a pas d’État de droit somalien qui réponde aux standards internationaux et l’Union européenne ne veut pas accréditer l’existence des entités autonomes... Mais, pour la France, il s’agit que chaque suspect arrêté [soit] transféré à une autorité judiciaire. »

Donc, en pratique, nous livrons aux autorités du Puntland – autorités que l’Union européenne ne veut pas connaître –, des personnes que la marine nationale a à juste titre arrêtées, mais qui seront jugées dans des conditions absolument indifférentes aux principes de l’État de droit.

Je n’ai pas besoin de rappeler que la Somalie s’illustre de manière particulièrement cruelle par ses pratiques, notamment le recours à la peine de mort et un mépris absolu des standards internationaux concernant l’État de droit. Je vous renvoie sur ce sujet aux rapports annuels d’Amnesty International.

Ainsi, quand nous demandons, par le biais de cet amendement, que soit inscrit dans la loi française que nous ne remettrons pas d’individus, somaliens ou non, suspectés de piraterie à des États pratiquant la peine de mort, je ne comprends pas– ou je le comprends trop bien - pourquoi le Gouvernement le refuse et se dérobe !

Non que ces autorités de fait ne prendraient pas des engagements presque contractuels, au coup par coup, mais parce que nous avons des principes et que nous devrions nous y tenir.

La piraterie a toujours fait l’objet de définitions internationales et a toujours été poursuivie et jugée selon des normes internationales. Or voilà que, maintenant, nous avons inventé une solution commode : des États assurent, pour notre compte, la détention, la répression, la condamnation et l’exécution de la condamnation.

Je me tourne vers le Gouvernement pour l’interroger sur de telles pratiques.

Monsieur le ministre, au nom de quoi, en vertu de quoi sous-traitons-nous ainsi à un État ce qui constitue pour nous une obligation internationale de première grandeur, obligation qui nous impose de nous assurer que les auteurs présumés d’actes de piraterie sont détenus, jugés et, nous l’espérons, condamnés selon les règles et les principes qui sont les nôtres en veillant à ce que la condamnation soit exécutée selon ces mêmes règles et ces mêmes principes ?

Nous ne demandons rien d’autre par cet amendement, et j’avoue comprendre maintenant les véritables motifs de l’opposition du Gouvernement : celui-ci, en acceptant notre proposition, se mettrait en porte-à-faux avec une pratique, la remise des auteurs présumés d’actes de piraterie au Puntland, que le Quai d’Orsay m’a très loyalement confirmée. L’essentiel est de se débarrasser de ces individus, même si la juridiction du Puntland ne répond pas très exactement aux standards du Tribunal pénal international de La Haye…

Chacun comprendra donc la surprise que nous avons pu éprouver devant une telle situation, et nous espérons que le Gouvernement va nous annoncer à présent qu’il entend y mettre fin et se contenter d’appliquer les accords passés au travers de l’Union européenne avec d’autres autorités, en renonçant à livrer à la Somalie quelque personne poursuivie que ce soit.

Je terminerai en donnant lecture du communiqué suivant, émanant d’Amnesty International, qui suffira à éclairer le Sénat sur la qualité de la justice dans cette région :

« Aisha Ibrahim Duhulow, âgée de treize ans, a été lapidée en public le 27 octobre […]. Après avoir déclaré aux autorités locales qu’elle avait été violée par trois hommes, elle avait été reconnue coupable d’ “adultère” par un tribunal de la charia, sans bénéficier d’une assistance juridique. »

Par ailleurs, ce même document indique que « les autorités du Puntland ont annoncé leur intention d’appliquer la peine de mort aux auteurs d’actes de piraterie ».

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