Il est inusité pour moi d'évoquer un avis du Conseil d'État, non pas devant la première assemblée saisie, mais devant la seconde à se pencher sur le texte. En l'espèce, le Conseil d'État a émis un avis sur la déchéance de la nationalité française et sur la constitutionnalisation de l'état d'urgence, qui font chacune l'objet de l'un des deux articles du projet de loi constitutionnelle.
Il a estimé que le principe de la déchéance de la nationalité française pour des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme devait être inscrit dans la Constitution, eu égard au risque d'inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire. Le Conseil constitutionnel a été saisi à deux reprises d'un dispositif de déchéance de la nationalité française pour des binationaux ayant acquis la nationalité française et condamnés pour des faits de terrorisme. Il a considéré qu'au regard de la procédure de déchéance de la nationalité française, la circonstance que l'intéressé soit né français ou ait acquis la nationalité française ne constituait pas une distinction pertinente. Dès lors, on ne pouvait déchoir de la nationalité française que des personnes l'ayant acquise depuis peu. Ouvrir la déchéance à l'ensemble des binationaux crée un risque, non pas au regard du principe d'égalité, puisque ceux-ci, ne risquant pas de devenir apatrides, ne sont pas dans la même situation que les personnes n'ayant que la nationalité française, et que les personnes nées françaises y seraient traitées exactement comme celles ayant acquis cette nationalité, mais parce que cela pourrait heurter un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui interdirait de priver les personnes nées françaises de leur nationalité. Un tel principe fondamental n'a pas été consacré à ce jour, mais nous avons cru devoir signaler ce risque au Gouvernement et au Parlement.
La nationalité française est, dès la naissance, un élément constitutif de la personne, et confère à son titulaire des droits fondamentaux. L'en priver par une loi ordinaire pourrait être considéré comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits, ce qui serait donc inconstitutionnel, notamment au regard de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Nous avons donc conclu qu'une révision constitutionnelle était souhaitable, pour des raisons de sécurité juridique, si le Gouvernement souhaitait mettre en oeuvre une procédure de déchéance de nationalité. Cela dit, celle-ci n'est contraire à aucun engagement international de la France, non plus qu'au droit de l'Union européenne. Pour autant, certaines précautions doivent être prises. En effet, la déchéance de la nationalité française prive la personne considérée de la citoyenneté européenne. Nous devons donc faire référence au droit de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'est déjà prononcée sur des règles nationales prises en la matière et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pourrait être amenée à contrôler les mesures individuelles. De ce point de vue, le retrait de la qualité de citoyen de l'Union européenne devra répondre à un motif d'intérêt général et respecter le principe de proportionnalité - ce qui sera le cas s'il résulte d'une condamnation pour des crimes portant une atteinte grave à la vie de la Nation. L'expulsion du territoire national qui résulterait de la déchéance pourrait être considérée comme une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale, protégée par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. En résumé, il n'y a pas d'obstacle de principe du point de vue du droit européen, sous réserve de faire valoir des motifs suffisamment graves.