Intervention de Jean-Marc Sauvé

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 1er mars 2016 à 18h05
Protection de la nation — Audition de M. Jean-Marc Sauvé vice-président du conseil d'état et M. Christian Vigouroux président de la section de l'intérieur du conseil d'état

Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État :

Pour donner son avis sur un projet de loi, le Conseil d'État analyse la totalité de la jurisprudence, européenne et nationale, déjà cristallisée. Mais il ne s'arrête pas là. Le droit doit être considéré comme un instrument vivant et évolutif, et nous devons nous montrer capables d'anticipation. La jurisprudence évolue chaque jour ! Si le principe fondamental reconnu par les lois de la République que j'ai évoqué n'est pas aujourd'hui consacré, il est fort possible qu'il le soit, à l'avenir, par le Conseil constitutionnel car, hors une loi d'avril 1848, notre législation de comporte aucune disposition permettant de déchoir de sa nationalité française une personne née française. C'est ce risque que nous avons souligné, tout en déclarant conformes au principe d'égalité les dispositions proposées.

De même, on peut déduire de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen une interdiction de déchoir de sa nationalité française une personne née française, car cela lui ferait perdre des attributs essentiels de son identité. Certes, pendant la Révolution française, cet article n'a pas empêché de prononcer des dégradations civiques. La Constitution de 1791, cependant, n'était pas républicaine mais monarchique ! Surtout, le droit constitutionnel tel que nous le pratiquons depuis 1958 est un droit vivant, et la démarche des juges constitutionnels est tout sauf originaliste. La doctrine du juge Scalia de la Cour suprême américaine, récemment décédé, ne fait école ni en Europe ni en France...

Notre analyse nous a conduits à circonscrire les motifs pour lesquels la déchéance de nationalité pouvait être prononcée. Nous avons retenu les crimes graves, quand les questions du Gouvernement évoquaient aussi les délits. Cette restriction nous semble nécessaire pour respecter le principe de proportionnalité, notamment au regard du droit européen.

Dans la question qui nous était posée, l'apatridie était exclue. Ce problème est donc absent de notre avis. La convention de l'ONU de 1961 a pour finalité d'éviter les situations d'apatridie et la convention du Conseil de l'Europe de 1997 les exclut absolument. Je rappelle cependant que, si la France a signé ces textes, elle ne les a pas ratifiés.

Faut-il une révision constitutionnelle ? Ce n'est pas nécessaire au regard du principe d'égalité. Mais le Conseil d'État a considéré qu'il y aurait un risque suffisamment sérieux à s'en dispenser.

L'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme non plus que son article 3 n'ont d'effet direct empêchant la déchéance de nationalité. Mais ils imposent que l'éloignement du territoire, qui en est la conséquence, soit effectué dans le respect de certains principes : on ne peut pas exposer une personne à des risques de traitements inhumains ou dégradants, ou porter une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale.

Le risque constitutionnel existe, même s'il ne peut être démontré avec certitude. Il y a aussi un risque conventionnel au regard du droit de l'Union européenne si le motif de la déchéance n'est pas suffisamment grave.

Il y a dans le droit français une différence très claire entre les binationaux et les personnes qui n'ont que la nationalité française, car leur situation n'est pas la même face à une mesure de déchéance.

Je me garderai bien d'établir une relation de cause à effet entre les débats au Parlement français et l'évolution de la législation algérienne, qui répond à sa logique propre.

Certes, les révisions constitutionnelles se multiplient. C'est aussi que notre loi fondamentale ne se contente plus de proclamer des principes et des droits mais les protège effectivement, ce qui rend parfois nécessaire de surmonter des verrous constitutionnels. Sans doute, on ne déroge pas expressément à la Déclaration des droits de 1789 ou au Préambule de 1946. Mais la création d'un article 53-1, par exemple, pour permettre l'application de la convention de Schengen ne déroge-t-elle pas implicitement à ce Préambule ? L'introduction dans la Constitution de l'accord de Nouméa, ou du principe de parité, n'est-elle pas un moyen de déroger à la Déclaration de 1789 ? C'est ce que le doyen Vedel appelait le « lit de justice constitutionnel », qui permet de faire évoluer le cadre constitutionnel au nom d'objectifs auxquels le constituant est attaché.

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