Intervention de Bertrand Louvel

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 1er mars 2016 à 18h05
Protection de la nation — Audition de M. Bertrand Louvel premier président de la cour de cassation

Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation :

Néanmoins, je soutiens la reconstitution d'un bloc de compétence en matière de liberté individuelle, entre les mains du juge judiciaire.

La première raison tient à la cohérence constitutionnelle. La volonté du constituant de 1958 était parfaitement nette. L'indépendance du juge judiciaire lui est constitutionnellement reconnue pour assurer la garde des libertés. C'est cette fonction qui légitime son indépendance. Il n'est pas question à ce jour de limiter l'indépendance de l'autorité judiciaire, bien au contraire. Les projets constitutionnels vont dans le sens du renforcement de cette indépendance - je songe aux dispositions concernant le Conseil supérieur de la magistrature. Et c'est un mouvement général en Europe. Mais ne distancie-t-on pas l'autorité judiciaire de son assise, de sa spécificité, pour la rapprocher du profil d'une autorité administrative indépendante - ce que suggère la jurisprudence du Conseil d'État concernant le contrôle des actes du Conseil supérieur de la magistrature ?

Le système juridictionnel français a profondément évolué au regard de ce qu'envisageait le constituant de 1958. Le juge constitutionnel est devenu le défenseur en première ligne des droits fondamentaux garantis par la Constitution. C'est lui qui définit le contenu des droits fondamentaux et qui contrôle la conformité des lois à ce contenu, et la question prioritaire de constitutionnalité est venue consacrer sa légitimité dans ce domaine.

En ce qui concerne la protection juridictionnelle des droits individuels dans les affaires particulières, l'opportunité d'effectuer un choix clarificateur s'offre au pouvoir constituant à l'occasion de la réforme constitutionnelle en cours : soit ratifier l'évolution jurisprudentielle qui partage la garde de la liberté individuelle entre deux ordres juridictionnels, soit revenir aux sources de la Vème République.

La deuxième raison tient à la logique de l'état d'urgence. Le juge judiciaire est garant des libertés en période de paix civile. La période de crise justifie une législation spéciale afin que les services administratifs agissent plus rapidement dans leur lutte contre les menaces qui pèsent sur l'ordre public. Or, c'est précisément quand la vigilance du juge naturel des libertés doit être particulièrement en éveil que l'on s'affranchit de son contrôle ! Ne se produit-il pas ici une rupture de logique ? L'intervention du juge judiciaire dans le mécanisme de l'état d'urgence est juridiquement compatible avec les pouvoirs d'action d'office imposés par les circonstances. On comprend que la loi, conformément à la possibilité ouverte par l'article 66 de la Constitution, déroge au régime ordinaire de l'autorisation judiciaire a priori. Cela ne justifie pas pour autant que le contrôle du juge judiciaire sur cette action ne puisse s'exercer a posteriori avec toute sa vigilance. Le juge judiciaire en a la pratique, à travers les multiples techniques restrictives des libertés que comportent le droit pénal et la procédure pénale, mais aussi à travers le référé civil. Ce sont ce savoir-faire et cette expérience éprouvée dont il n'est pas logique de se priver au moment même où l'on en a le plus besoin.

La troisième raison de la constitution d'un bloc de compétence judiciaire en matière de libertés tient aux difficultés juridiques qui résulteront de la double compétence juridictionnelle, dans les hypothèses où la phase administrative des mesures de l'état d'urgence évoluera en phase judiciaire, en cas de mise en évidence d'un crime ou d'un délit commis ou en préparation.

Beaucoup de renseignements peuvent être traités dès l'origine sur un plan administratif ou judiciaire, grâce au champ large de certaines infractions, comme l'association de malfaiteurs ou l'apologie du terrorisme, mais le traitement judiciaire devient incontournable à partir d'un certain degré d'indices ou de soupçons. Nous sommes alors en présence d'une succession d'actes relevant de la police administrative et donc normalement du contrôle du juge administratif, puis de la police judiciaire, relevant du juge judiciaire. Ce dernier devient-il alors compétent pour apprécier la régularité de l'ensemble, y compris la phase administrative ? Peut-il utiliser dans la procédure judiciaire des éléments recueillis dans la phase administrative ? A-t-il compétence pour réparer les dommages causés au cours de la perquisition administrative ? Ou bien chaque juge dans chacun des deux ordres conserve-t-il sa compétence et son exclusivité au nom de la séparation des pouvoirs ? En l'état, la loi et la jurisprudence entretiennent sur le sujet un débat très complexe.

Comme de nombreuses situations sont susceptibles d'être concernées par cette problématique, la constitution d'un bloc de compétence, selon une technique législative désormais habituelle, résoudrait aisément la difficulté. Cela a été le cas pour la rétention des étrangers. Les difficultés pratiques considérables connues pendant des années ont été résolues par la désignation d'un juge unique. Pourquoi ne pas en décider ainsi pour l'état d'urgence ?

La quatrième raison, qui n'est pas la moindre, tient à la lisibilité, à la simplification du dispositif juridictionnel pour nos concitoyens. La justice est rendue au nom du peuple français. Son fonctionnement doit donc lui être accessible, intellectuellement aussi bien que matériellement. Nous répondons, juges et législateurs, de la clarté du droit et des procédures. La délibération des premiers présidents que j'évoquais a attiré l'attention sur la complexité de notre organisation juridictionnelle pour nos concitoyens. L'idée qu'il puisse y avoir dualité de juges pour intervenir dans le contrôle de perquisitions ou de saisies introduit dans l'opinion publique des interrogations légitimes, qu'un bloc de compétence dissiperait. Comment comprendre qu'il existe deux ordres juridictionnels distincts pour remplir la même fonction de protecteur des libertés, avec les mêmes garanties d'indépendance et d'impartialité ? Tout esprit rationnel est fondé à s'interroger. La confusion des genres et des rôles ne peut qu'interroger la permanence de ce système dualiste.

Je suis favorable à un retour à la logique institutionnelle d'origine de la Vème République et à ce que le concept de liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution soit précisé, de façon à éclairer la compétence du juge qui sera appelé à intervenir pour l'application du nouvel article 36-1 relatif à l'état d'urgence.

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