Il est de la responsabilité politique du Sénat de ne pas être un frein à l'adoption d'une révision constitutionnelle présentée au pays comme un moyen de nous rassembler dans la lutte contre le terrorisme. Mais l'une des raisons de ma réticence est que, si la constitutionnalisation de l'état d'urgence augmentera les garanties relatives aux libertés publiques, une mesure analogue pour la déchéance de nationalité apporterait, de l'aveu même du Conseil d'État et du Gouvernement, des restrictions à des principes fondamentaux de la République. Je n'en ai pas l'habitude, et les révisions constitutionnelles du passé n'offrent pas l'exemple de telles restrictions.
Je ne peux pas vous dire à la fois que l'inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité ne s'imposait pas pour des raisons juridiques - puisqu'elle ne contredit ni les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen - et que son inscription dans la Constitution va limiter ces principes. Si la déchéance de nationalité est possible par une loi simple, cela signifie que l'inscrire dans la Constitution ne porte pas atteinte à des principes fondamentaux. Le raisonnement est subtil, mais je fais un gros effort ! Il n'est acceptable qu'à la condition de circonscrire au maximum l'extension de la déchéance de nationalité.
J'avais pensé, dans un premier élan, reprendre la rédaction présentée en conseil des ministres, inspirée de la pensée du Président de la République. Le Conseil constitutionnel ayant validé, dans certaines limites, la déchéance de nationalité des binationaux français par acquisition, la révision constitutionnelle ne devrait en toute logique traiter que des binationaux français de naissance. Mais entrer dans un tel niveau de détail, c'est abaisser la Constitution.
Nourri par mes discussions avec l'ancien garde des sceaux, notre collègue Michel Mercier, j'ai préféré une rédaction plus générale, avec néanmoins une borne : l'apatridie. Il n'est pas digne d'un pays comme la France de créer des apatrides. Le Gouvernement nous a annoncé qu'il réglerait le problème en nous demandant d'autoriser la ratification de la convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie. Démarche pour le moins étrange, qui consiste à introduire des garanties postérieurement, à travers un texte subordonné, alors qu'il convient de le faire dans la Constitution même. Quelle surprise de constater que le Gouvernement n'est pas du tout décidé à empêcher la création d'apatrides ! Le Premier ministre a dit hier n'avoir pas décidé s'il maintiendrait ou non les réserves apportées par la France à la convention de 1961... C'est pourquoi je proposerai un amendement faisant de l'apatridie un obstacle à la déchéance de nationalité. Le cas peut concerner des Français par acquisition ayant perdu leur nationalité d'origine, par exemple, ou d'anciens apatrides devenus Français. La règle doit être la même pour tous. La France s'honore d'être une terre d'asile et de refuge. Créer des apatrides serait faire offense à des décennies de tradition républicaine.
Je souhaite que le Sénat soit au rendez-vous de cette révision constitutionnelle et se montre coopératif, mais aussi qu'il inscrive la rédaction qu'il soutiendra dans sa tradition, qui est celle d'une assemblée parlementaire gardienne des libertés.