Monsieur le président, madame la rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis particulièrement heureuse d’être présente ce matin devant votre assemblée en tant que ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, pour l’examen de cette proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Retrouver ce texte à ce stade de son parcours législatif revêt une signification particulière pour moi, pour deux raisons.
Premièrement, je porte depuis dix ans les principes que cette proposition de loi va faire entrer dans notre droit. Mon combat a commencé très exactement en 2006. En effet, cette année-là, la coupe du monde de football avait lieu en Allemagne, où l’on a vu s’organiser en toute légalité un grand business du sexe autour des manifestations sportives, qui a eu pour effet d’augmenter le nombre de transactions et bien entendu de développer la prostitution, notamment dans la ville de Berlin.
Deuxièmement, c’est avec enthousiasme que je porte ce texte ce matin, parce que, avant d’entrer au Gouvernement en avril 2014, j’en avais été rapporteur au Sénat.
Cette proposition de loi est désormais bien connue, puisqu’elle a fait son chemin parlementaire et vous l’examinez aujourd’hui pour la troisième fois : elle affirme la position abolitionniste de notre pays.
Nous considérons en effet que nous ne pouvons pas rester plus longtemps en équilibre précaire entre une position réglementariste et un abolitionnisme jusqu’ici assez hypocrite, car nulle disposition de notre architecture juridique ne sanctionne l’achat de services sexuels.
De nombreux arguments ont été échangés au cours des deux lectures précédentes, et je ne suis pas sûre que nous parvenions davantage à nous convaincre réciproquement ce matin du bien-fondé de nos positions respectives. Je ne désespère pas d’amener la majorité de votre assemblée à changer de point de vue, mais, pour ma part, je sais que, non, on ne me convaincra pas !
On ne me convaincra pas que la prostitution est le plus vieux métier du monde, donc une fatalité. L’esclavage a aussi été la plus vieille méthode d’exploitation de la force de travail, avant d’être aboli !
On ne me convaincra pas non plus que la sexualité des hommes serait si irrépressible qu’il faudrait lui offrir des exutoires et que des êtres humains auraient pour fonction, dans notre société, de réguler les pulsions des uns et de canaliser les prédateurs sexuels.
On ne me convaincra pas davantage que la prostitution serait une liberté sexuelle comme les autres. Le système prostitutionnel n’appartient pas au chapitre des libertés individuelles, mais à celui de la surexploitation du corps des uns par les autres : c’est avant tout une question sociale.
Pour la première fois, un texte a pour objectif de permettre aux femmes de toutes nationalités de s’engager dans un parcours de sortie de la prostitution. Reposant sur un accompagnement par les associations compétentes, il prévoit une aide spécifique financée par un fonds spécial que le Gouvernement s’est engagé à abonder à hauteur de 20 millions d’euros par an.
Ce texte combat la prostitution de rue et s’attaque également au développement de la prostitution sur internet, dans le respect des impératifs des libertés publiques. Les fournisseurs d’accès devront en effet signaler les sites susceptibles de ne pas respecter la loi sur la traite et le proxénétisme.
La proposition de loi promeut aussi la prévention pour décourager l’entrée dans la prostitution, par le développement d’actions d’information ciblées.
Enfin, reconnaissant pleinement le statut de victimes des personnes en situation de prostitution, l’Assemblée nationale a adopté deux mesures permettant l’inversion de la charge de la preuve en matière pénale. Elle abroge le délit de racolage, car les personnes prostituées ne sont pas des coupables, et, dans une optique de responsabilisation du client, elle interdit l’achat d’actes sexuels en instaurant un délit sans peine de prison qui lui soit assortie, mais sanctionné par une contravention de 1 500 euros.
Il s’agit donc d’un texte complet, équilibré, enrichi des nombreux travaux conduits à l’Assemblée nationale comme au Sénat.
À ce stade, je souhaite remercier celles et ceux qui y ont contribué, depuis maintenant deux ans, notamment, Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, Maud Olivier, Chantal Jouanno et Catherine Coutelle, mais aussi mes collègues et prédécesseurs, Najat Vallaud-Belkacem et Pascale Boistard. Grâce à eux, grâce à vous, le débat public s’est élevé et les mentalités ont considérablement évolué.
Cette proposition de loi doit donc désormais être adoptée. C’est une nécessité pour au moins trois raisons.
Premièrement, l’achat de services sexuels n’est compatible ni avec l’égalité entre les femmes et les hommes ni avec la protection que l’on doit aux femmes victimes de violence.
La dimension sexuée de la prostitution ne saurait être niée, pas plus que la violence qui l’entoure : 85 % des personnes prostituées en France sont des femmes et 99 % de leurs clients sont des hommes. Les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique, comme l’ont démontré vos collègues Chantal Jouanno et de Jean-Pierre Godefroy dans leur rapport intitulé Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : changer de regard.
Deuxièmement, la prostitution nourrit la traite des êtres humains.
Nous avons assisté à un basculement : depuis les années 2000, en France, près de 90 % des personnes prostituées ne sont pas françaises, alors que cette proportion n’était que de 20 % en 1990. Principalement originaires de Roumanie, de Bulgarie, du Nigeria, du Brésil et de Chine, ces personnes sont essentiellement victimes de réseaux d’exploitation sexuelle.
Troisièmement, la prostitution est aussi une violence faite aux enfants, car elle n’épargne pas les mineurs et les signaux sur l’évolution de la prostitution des enfants sont très alarmants.
Je développerai successivement ces trois points, qui se conjuguent et rendent, à mon sens, incontournable l’adoption de cette proposition de loi.
La prostitution n’est compatible ni avec l’égalité entre les femmes et les hommes ni avec la protection que l’on doit à nos citoyens contre la violence.
Dans une société où le corps des femmes peut constituer une marchandise, être vendu, même simplement loué, à des hommes, où ces hommes peuvent librement commenter les prestations des femmes prostituées sur des forums, sur des cartographies des tarifs de la prostitution à Paris, par exemple, en assortissant leurs commentaires de diverses notations, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas envisageable.
C’est la raison pour laquelle cette proposition de loi est d’abord une nécessité éthique. Comme le précise le préambule de la loi abolitionniste adoptée en Suède en 1999, « il n’y aura pas d’égalité possible entre les hommes et les femmes tant que l’on pourra louer ou acheter le corps des femmes ». Par ailleurs, cette dernière possibilité, ainsi que le fait de pouvoir disposer à sa guise du corps des femmes fait le terreau du sexisme et des stéréotypes contre les femmes.
Et que dire d’une société où tout homme peut être réduit à un être soumis à des pulsions sexuelles irrépressibles devant être assouvies à tout prix ? C’est à mon sens aussi insultant pour les hommes que pour les femmes.