Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le Sénat délibère alors que, il faut continuer à nous en convaincre, le pays est dans une situation de danger intense et durable. L’attaque qui a été portée contre notre système démocratique aura des répliques, car elle a des racines politiques que nous savons profondes.
Dans ce contexte, et comme plusieurs orateurs l’ont dit, dans la durée, la Nation doit renforcer ses défenses, et elle entend le faire conformément à ses principes fondateurs. Les citoyens, nous le savons tous, le comprennent.
Beaucoup dans cette enceinte évoquent les fondements de l’État républicain. Or le premier, le plus central de ces fondements, est évidemment la volonté inébranlable de cet État républicain de se défendre contre les agressions, et cela fait partie de notre tradition depuis la Révolution française.
Nous délibérons donc sur l’état d’urgence. Son inscription dans la Constitution a pour finalité de faire figurer dans celle-ci des garanties contre des extensions indues des pouvoirs de contrainte, alors que nous jugeons pourtant leurs extensions nécessaires en situation de danger. Il y a encore un débat sur l’équilibre entre ces pouvoirs et ces garanties ; des propositions émanant du rapporteur ont été largement approuvées au sein de la commission des lois. Nous aurons des discussions approfondies, mais je crois que nous ne sommes pas éloignés d’un accord d’ensemble sur le contenu de l’article 1er et que nos points de vue pourront converger.
En revanche, le débat est beaucoup plus ardu sur la déchéance de nationalité des criminels condamnés. En effet, c’est d’eux qu’il s’agit, mais nous ne parlons pas de la déchéance de nationalité d’un point de vue abstrait.
En quoi est-ce nécessaire ? L’exigence de défense de notre communauté nationale est partagée. La sanction de privation de la nationalité est un complément logique de la sanction pénale frappant le coupable d’actes meurtriers visant la Nation en tant que telle.
Cela nous renvoie à ce que nous pensons, fondamentalement, de notre nationalité, qui est la reconnaissance d’un état de fait, d’une filiation, d’un lieu de naissance ou correspond à une décision en cas d’acquisition. Elle confère des droits personnels concrets.
Mais la nationalité, ce n’est pas seulement posséder des papiers, c’est aussi être membre d’une communauté nationale, avec le devoir d’en être solidaire sur l’essentiel. Pour cette raison, de nombreux membres de cette assemblée, siégeant sur toutes les travées de l’hémicycle, jugent qu’il est cohérent d’appliquer la sanction de déchéance de nationalité à ceux qui, au terme d’un procès équitable, seront reconnus coupables de crime portant atteinte à la vie de la Nation.
Pour cette raison d’ailleurs, il est légitime – nous serons sans doute partagés sur ce point – de se poser la question de la limitation de la portée de cette sanction aux cas de crimes, car il s’agit d’une sanction majeure, extrême, qui suppose le respect d’un principe de gradation des sanctions.
Certains d’entre vous, mes chers collègues, souhaitent écarter cette sanction en lui préférant l’indignité nationale. Je vous ferai part de deux objections. D’une part, la déchéance de nationalité figure déjà parmi les pouvoirs de l’État pour des cas graves et, d’autre part, l’indignité nationale aurait sur les condamnés des effets personnels aussi, voire plus lourds que la perte de nationalité, puisque la sanction s’étendrait ainsi à certains droits familiaux, civiques, professionnels et patrimoniaux. Pour autant, elle n’aurait pas cette dimension de principe de la mise à l’écart de la communauté qui est la réponse adaptée aux crimes contre la Nation.
Notre pays fait partie des très nombreuses démocraties respectueuses des droits humains qui se sont donné le droit d’appliquer la sanction de la déchéance. Si l’on partage cette position, et nous sommes nombreux dans cet hémicycle, il faut trancher la question qui est en réalité la seule qui nous sépare aujourd’hui : quel critère de nationalité peut permettre de soumettre un condamné à cette peine complémentaire, ou au contraire l’en exonérer ? Face à deux condamnés placés sur le même banc des accusés, cette sanction doit-elle être applicable seulement à celui qui est binational, ou également à celui qui n’a que la nationalité française ?
Comme bon nombre de mes collègues et après des réflexions approfondies, je défends la solution retenue par une majorité à l’Assemblée nationale – je dis bien « une majorité », car, bien qu’il existe en leur sein des divisions, une majorité des deux principaux groupes de l’Assemblée nationale a adopté l’article 2 –, c'est-à-dire la perte de nationalité applicable aux binationaux, mais aussi aux mononationaux. Les deux criminels susvisés seraient ainsi traités également. Ils seraient d’ailleurs comptables devant les deux catégories de citoyens, uninationaux ou binationaux, qu’ils auraient pareillement agressés.
De ce fait, dans des cas de condamnation lourde et justifiée, l’un des intéressés serait placé en situation d’apatridie, ce qui est conforme au droit international. La convention de 1961 sur la réduction – non sur la suppression – des cas d’apatridie – le texte de la convention s’en explique bien –, ratifiée par une grande majorité d’États démocratiques, prévoit explicitement que, dans des conditions légales, un État signataire peut décider, à la suite d’un procès équitable, de priver de la nationalité l’un de ses ressortissants.
Certes, cela place le condamné devant certaines incapacités, mais moindres, j’y insiste, que celles qui sont prévues dans le cas d’indignité nationale. Ce n’est ni une privation générale des droits fondamentaux ni un cas de mort civile, comme cela a été dit, de façon insuffisamment informée. L’apatride a des droits en France. Notre pays est même parmi ceux qui respectent le mieux les principes fixés par la convention des Nations unies à cet égard.
En réalité, le condamné devenu apatride et celui qui, après déchéance, serait réduit à sa seconde nationalité se trouveraient légalement en France après avoir purgé leur peine de prison dans une situation peu différente : celle d’un résident étranger ayant des droits personnels, mais dont le droit au séjour en France pourrait être, dans des limites fixées par la loi, remis en cause par l’autorité légitime.
Tels sont les motifs qui me conduisent avec bon nombre de mes collègues à chercher à convaincre le Sénat d’adopter, en la modifiant sur certains points, la solution de déchéance applicable à l’ensemble des condamnés sans différenciation.
Permettez-moi pour terminer d’exprimer mon approbation envers l’initiative du Gouvernement qui, suivant en cela la suggestion de certains d’entre nous, a appelé l’Assemblée nationale à voter en faveur du projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature adopté par le Sénat. Ce texte consacre l’indépendance statutaire des procureurs, dont le rôle est si décisif pour la défense de notre État de droit, et complète me semble-t-il de façon cohérente la réforme actuellement en cours portant sur la protection de la Nation.
Chers collègues, nous sommes nombreux à souhaiter exprimer en révisant notre Constitution la détermination du peuple français à défendre son intégrité et sa sécurité en s’appuyant sur le droit. Sur plusieurs points clés du projet de loi constitutionnelle, nous savons que nos positions sont convergentes ou proches. Il reste un sujet principal qui nous partage, comme il a partagé nos collègues de l’Assemblée nationale. Les points de vue sont différents, mais, à mon sens, non inconciliables quand on approfondit la réflexion et l’écoute mutuelle.
J’appelle l’ensemble du Sénat, comme il a su le faire en bien des temps d’épreuve, à chercher intensément, entre républicains, la voie de la meilleure défense de la cohésion nationale ! Et pardonnez-moi ces propos dépourvus d’habileté.