Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 16 mars 2016 à 21h45
Protection de la nation — Article 1er, amendement 7

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux :

Ces amendements et sous-amendements portent en fait sur trois sujets.

Le premier sujet est le rôle de l’autorité judiciaire, laquelle n’est pas mentionnée, en l’état, dans le texte du Gouvernement.

Deuxième sujet, l’intervention d’une loi organique est-elle ou non nécessaire ?

Le troisième sujet a trait au caractère strictement adapté, nécessaire et proportionné des mesures prises, tel que prévu par l’amendement n° 7 de la commission des lois.

Le Gouvernement n’a pas de désaccord de fond avec l’ensemble de ces propositions. Il souhaite simplement des évolutions sémantiques et rédactionnelles.

Concernant l’amendement n° 7, le Gouvernement n’est pas défavorable au « triptyque » proposé par la commission des lois, mais il souhaiterait que cette réécriture n’amène pas à biffer les notions bien stabilisées de police administrative et d’autorités civiles. Le Conseil constitutionnel a rappelé de manière constante que les mesures de police administrative susceptibles d’affecter l’exercice des libertés constitutionnellement garanties doivent être justifiées par la nécessité de sauvegarder l’ordre public et proportionnées à cet objectif. En outre, le Conseil d’État a rappelé, le 11 décembre dernier, que les mesures de police administrative étaient prises par des autorités civiles.

Pour éviter toute confusion, le Gouvernement souhaiterait que la commission accepte de rectifier son amendement n° 7, afin qu’il prévoie que « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements. Ces mesures sont adaptées, nécessaires et proportionnées à ces finalités. »

En effet, nous craignons que la rédaction actuelle de l’amendement, supprimant les notions de police administrative et d’autorités civiles, ne crée une source de troubles potentiels dans une répartition assez « carrée » des compétences entre la police administrative et celle qui ne relève pas de l’autorité civile.

En ce qui concerne le recours à une loi organique, constatons d’abord que, actuellement, dans la Constitution, le renvoi à des lois organiques a toujours trait à l’organisation des pouvoirs publics. Tel n’est pas le cas ici : l’état d’urgence ne concerne pas l’organisation des pouvoirs publics stricto sensu.

Si l’objectif visé est que le Conseil constitutionnel puisse exercer un regard sur la loi instaurant l’état d’urgence, je ne vous ferai pas l’affront de vous rappeler qu’il en a déjà largement la faculté, que ce soit avant la promulgation, s’il y a saisine, ou après, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité. L’actualité démontre d'ailleurs que le Conseil constitutionnel exerce amplement cette compétence, puisqu’il a eu l’occasion de se prononcer sur plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité relatives à l’état d’urgence que nous connaissons depuis la fin du mois de novembre.

L’inconvénient de recourir à une loi organique me paraît tenir à des considérations de temporalité. En effet, un délai incompressible de quinze jours entre l’examen d’un tel texte par chacune des deux chambres doit être respecté. En novembre dernier, si nous avions dû adopter une loi organique, il aurait été impossible au Sénat et à l’Assemblée nationale d’adapter le cadre en sept jours, comme ils l’ont fait, dans les conditions d’urgence qu’impose l’existence d’un péril imminent. Devoir observer un délai de quinze jours nous paraît donc contradictoire avec la notion même d’urgence telle que nous avons pu la ressentir au mois de novembre dernier, nonobstant le fait que le Conseil constitutionnel peut largement exercer un regard, par le biais d’une saisine parlementaire ou de questions prioritaires de constitutionnalité.

Enfin, en ce qui concerne le rôle de l’autorité judiciaire, il s’agit d’un sujet important, évoqué également en dehors de cet hémicycle. Il me semble d'ailleurs que le Sénat doit accueillir un colloque consacré à la place du juge, qui permettra de confronter les points de vue. Le Premier président de la Cour de cassation a lancé un débat extrêmement stimulant, qui sera l’occasion de revenir sur la genèse de l’article 66 de la Constitution, dans laquelle la loi du 3 juin 1958 a joué un rôle déterminant, comme l’a rappelé M. le rapporteur.

La conception française selon laquelle le juge administratif est seul compétent pour connaître de la légalité des décisions prises dans l’exercice de la prérogative de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif dès lors qu’elles n’entrent pas dans des matières réservées à l’autorité judiciaire constitue une originalité. Elle est bien établie et me paraît avoir démontré son efficacité.

Par ailleurs, l’article 66 de la Constitution confie à l’autorité judiciaire, qu’il qualifie, comme l’a rappelé M. Philippe Bas, de « gardienne de la liberté individuelle », le soin d’assurer le respect du principe selon lequel nul ne peut être arbitrairement détenu.

Le Gouvernement n’est pas hostile à l’adoption d’amendements visant à rappeler ce principe, mais il émet des réserves sur les rédactions proposées, qui lui paraissent s’écarter de manière hasardeuse de celle de l’article 66, en recourant à des notions voisines, mais non identiques. Ainsi, la notion de « protection de la liberté individuelle » ne figure, pour l’heure, dans aucune jurisprudence. Si le Sénat souhaite intégrer dans le projet de loi constitutionnelle la notion d’autorité judiciaire, le Gouvernement suggère de retenir plutôt la formulation suivante : « Il ne peut être dérogé à la compétence que l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, tient de l’article 66. »

Le Sénat reprendrait ainsi exactement les termes de l’article 66, plutôt que d’employer des notions voisines, mais distinctes. Si l’objet de votre amendement n° 8, monsieur le rapporteur, est de renforcer le dispositif de l’article 66, ce qui en soi peut s’entendre, même si, à titre personnel, je ne le crois pas utile, dans la mesure où personne ne propose de toucher à cet article, alors il conviendrait de ne pas trop s’éloigner de la rédaction de ce dernier.

Telles sont les suggestions d’évolution sémantique que je souhaitais formuler.

Madame Benbassa, je ne peux pas vous laisser dire qu’il y aurait eu des abus liés à l’état d’urgence, comme si nous étions dans un système qui relèverait de l’arbitraire. Un certain nombre de décisions ont été rendues par les tribunaux. Je vous renvoie notamment à une décision du Conseil d’État en date du 11 décembre, absolument remarquable tant par sa densité que par sa lisibilité, qualité parfois négligée par les juridictions. Des sanctions ont été prononcées, des décisions apparaissant discutables ont été condamnées. Dès lors, on ne peut affirmer que des abus auraient été commis dans le cadre de l’état d’urgence.

Nous sommes dans un État de droit. Le Gouvernement, que ce soit par le biais du contrôle parlementaire ou par celui des juridictions, rend compte de la légitimité de ses décisions ; M. le ministre de l’intérieur l’exposerait avec bien plus de talent que je ne saurais le faire. J’observe d’ailleurs que le nombre des mesures ayant fait l’objet d’une invalidation est très faible, pour ne pas dire infinitésimal.

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