Monsieur le Président, je tiens à vous remercier de m'avoir invité pour vous dresser un panorama de l'économie du tabac en France.
Je vais m'attacher à présenter en premier lieu les coûts et les bénéfices liés à la consommation de ce produit dans notre pays. Pour ce faire, je vais m'appuyer sur les travaux réalisés par Pierre Kopp et Philipe Fenoglio, publiés en 2006, qui démentent la thèse cynique consistant à penser que le tabac rapporte plus qu'il ne coûte à la collectivité. Je tiens à préciser que ces travaux sont déjà anciens : ils portent sur l'année 2003 et devraient faire l'objet, à la demande des pouvoirs publics, d'une prochaine actualisation.
Le coût social du tabac, entendu comme le coût lié à la consommation de ce produit pour la collectivité, est évalué à 47,7 milliards d'euros pour 2003. Les dépenses de santé et les pertes de productivité des entreprises liées aux décès attribuables au tabac, estimées à 18 milliards d'euros par an chacune, représentent les deux principales composantes de ce coût. Ce coût social représente trois points de produit intérieur brut (PIB) et 772 euros par habitant et par an. Il est supérieur à celui de l'alcool, estimé à 2,37 points de PIB ainsi qu'à celui des drogues illicites, estimé à 0,18 point de PIB.
Des travaux plus récents montrent que le tabac dégrade également le solde des comptes publics à hauteur de 3,9 milliards d'euros par an. Contrairement à une croyance largement répandue, les économies issues des retraites non versées aux fumeurs décédés prématurément ne permettent donc pas de compenser les dépenses de santé liées aux pathologies du tabac.
De la même manière, l'impact du tabac sur le bien-être collectif, mesuré comme la différence entre le plaisir dégagé par le consommateur de tabac et le coût social du produit pour la collectivité, se révèle négatif.
La dégradation des comptes publics et du bien-être collectif, due à la consommation de tabac, incite par conséquent les économistes à préconiser la mise en place de politiques publiques destinées à lutter contre le tabagisme.
Dans ce domaine, la loi Evin a marqué les esprits par le biais de deux mesures importantes : l'encadrement de la publicité sur les produits du tabac et le retrait de ces derniers du panier de consommation des ménages, utilisé pour le calcul de l'inflation. Cette dernière mesure a permis aux décideurs publics d'augmenter les taxes applicables au tabac sans entraîner d'augmentation mécanique du niveau général des prix.
Plus récemment, les mesures prises par les pouvoirs publics pour réduire la prévalence tabagique ont donné des résultats inégaux.
L'impact de l'interdiction de fumer dans les lieux publics, qui vise à dénormaliser l'usage du tabac et à protéger les non-fumeurs, est à ce jour difficilement quantifiable.
L'interdiction de la vente des produits du tabac aux individus de moins de 18 ans, qui constitue une mesure symbolique forte, rencontre de son côté de sérieuses difficultés d'application. L'enquête ESPAD de 2007 montre en effet qu'une grande majorité des fumeurs âgés de moins de dix-huit ans se procurent leurs cigarettes dans le réseau des débitants de tabac.
L'utilisation de pictogrammes sur les paquets de tabac, destinée à dissuader la consommation de tabac, n'atteint quant à elle qu'une partie de sa cible en se révélant particulièrement efficace chez les non-fumeurs. Il paraît toutefois important que les politiques de lutte contre le tabagisme confortent les non-fumeurs dans leur choix.
Enfin, le remboursement des substituts nicotiniques à hauteur de 50 euros par an et par fumeur dans le cadre de la mise en place, en 2007, d'une politique d'aide au sevrage dont la Haute autorité de santé publique a démontré l'efficacité, paraît largement insuffisant. À cet égard, il est particulièrement regrettable que les données relatives au nombre de remboursements annuels de ces substituts ne soient plus disponibles depuis 2009.
Bien que l'utilisation de l'outil fiscal en matière de politique de lutte contre le tabagisme soit considérée comme particulièrement efficace, la dernière augmentation drastique des taxes sur le tabac remonte en France à 2003 dans le cadre de la mise en place du Plan Cancer par Jacques Chirac. L'effet de cette augmentation a d'ailleurs été immédiat sur les quantités de cigarettes vendues en France qui sont passées de 80 millions d'unités en 2002 à 55 millions en 2004.
Depuis cette date, l'augmentation du prix des paquets de cigarettes est essentiellement le fruit des hausses de prix pratiquées par les fabricants avec l'aval du ministère des finances.
Ces augmentations maîtrisées du prix des paquets de cigarettes à quelques effets remarquables : elles entraînent une hausse régulière du chiffre d'affaires des industriels et une progression des ventes de tabac à rouler, certains fumeurs préférant se reporter vers ce produit moins cher.
Les industriels sont particulièrement attentifs à la sensibilité de la consommation de tabac aux évolutions de prix. L'élasticité-prix de la demande de tabac, qui mesure cette sensibilité, se divise entre une élasticité de demande conditionnelle, synonyme de diminution ou d'arrêt de la consommation de tabac, et une élasticité de participation, entendue comme une incitation à ne pas commencer à fumer.
Cette distinction met en évidence les effets ambivalents d'une augmentation des taxes applicables au tabac sur les populations les plus pauvres : si une telle augmentation pèse de manière proportionnellement plus importante sur ces populations, elle les incite néanmoins à ne pas commencer à fumer. Le caractère dégressif des taxes sur le tabac, souvent avancé pour contester la légitimité de l'utilisation de l'outil fiscal dans la politique de lutte contre le tabagisme, doit de ce fait être nuancé.
Les stratégies de contournement des taxes sur le tabac sont, quant à elles, bien connues, qu'elles prennent la forme d'évitement, par l'achat de tabac dans les pays frontaliers dans la limite des quantités autorisées, ou d'évasion par l'achat de tabac de contrebande, de contrefaçon ou de quantités supérieures à celles réglementairement autorisées aux frontières.
Il convient de noter que l'augmentation des taxes, réalisée dans le cadre du Plan Cancer, a rendu le prix du paquet de cigarettes en France supérieur à celui pratiqué par les pays limitrophes, en particulier l'Espagne et le Luxembourg. Ces écarts de prix ont entraîné une importante réduction des ventes de tabac dans certains départements frontaliers tels que le Nord ou la Moselle, représentant une perte fiscale évaluée à 2 milliards d'euros par an.
À l'issue de ce bilan, je recommanderais d'harmoniser et d'augmenter les taxes sur les produits du tabac. Afin de limiter le caractère dégressif de telles mesures et de garantir aux plus démunis un arrêt à moindre frais, cette politique devrait s'accompagner d'un remboursement intégral du sevrage tabagique.
Concernant l'ampleur des pratiques d'évitement et d'évasion mises en oeuvre par les consommateurs en réponse à une éventuelle hausse des prix, il convient de garder à l'esprit que l'objectif principal des pouvoirs publics devrait être de diminuer les coûts attribuables au tabac en France et non d'augmenter les recettes fiscales.
Il serait enfin nécessaire de plaider pour une harmonisation européenne des taxes sur le tabac. Des volontés convergentes semblent aujourd'hui se manifester en ce sens.
Je souhaiterais conclure mon propos par trois remarques relatives au dispositif fiscal sur les produits du tabac en vigueur en France. D'une part, ce dispositif me paraît trop complexe et mériterait une simplification. D'autre part, le barème des taxes devrait être harmonisé entre les produits du tabac. Rien ne justifie ainsi l'avantage fiscal accordé aux cigares dont la consommation n'est pas très répandue chez les plus démunis.
Enfin, certaines phrases de l'annexe 10 du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale me paraissent déplacées. Il est ainsi exagéré de laisser entendre qu'une hausse des prix du tabac entraînerait une privation de toutes recettes pour la sécurité sociale. De même, il n'appartient pas aux pouvoirs publics de se préoccuper des niveaux de marge des industriels du secteur.