Intervention de Cécile Cukierman

Réunion du 2 juin 2016 à 14h30
Réforme de la prescription en matière pénale — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi, passée quasiment inaperçue lors de sa discussion à l’Assemblée nationale, présente pourtant une réforme d’une importance capitale pour notre droit pénal.

D’ailleurs, comme plusieurs membres de la commission des lois du Sénat l’ont souligné, le vote unanime de nos collègues députés nous laisse songeurs, voire passablement inquiets.

Dans la droite ligne de la réforme de la procédure pénale qui vient d’être adoptée, la politique pénale est à la surenchère : durcissement des peines, création de nouveaux délits, quasi-imprescriptibilité avec la rétention de sûreté. Et à présent, on nous propose un allongement des délais de prescription.

De nombreux professionnels du droit, dont les voix sont notamment portées par le Syndicat des avocats de France et par le Syndicat de la magistrature, mais pas uniquement, se sont élevés contre ce doublement des peines, dénonçant une perpétuelle fuite en avant. En effet, la présente proposition de loi, qui repose essentiellement sur son article 1er, modifie de manière substantielle les dispositions relatives à la prescription de l’action publique – ce sont les articles 7 à 9 du code de procédure pénale –, en doublant les délais applicables en matière criminelle et délictuelle, respectivement portés de dix à vingt ans et de trois à six ans.

Le rapporteur du texte, François-Noël Buffet, a présenté en commission plusieurs amendements allant dans le sens de la surenchère : ils visent à doubler le délai de prescription pour les contraventions, lequel passerait d’un à deux ans, au motif que certaines contraventions de catégorie 5 sont des délits requalifiés. Si tel est le cas, ne faudrait-il pas revoir plus largement l’échelle des peines, plutôt que de résoudre le problème en allongeant les délais de prescription, qui plus est pour toutes les catégories de contraventions ?

Les faits délictuels ou criminels qui s’inscrivent dans une relation d’emprise ou que les victimes tardent à dénoncer relèvent déjà quasi systématiquement de règles de prescription spécifiques et dérogatoires – je pense notamment aux infractions sexuelles sur mineurs. Comme vient de le déclarer M. le rapporteur, peut-être pourrions-nous améliorer certains points dans ce domaine si nous disposions d’un peu plus de temps et si nous avions la possibilité d’effectuer quelques auditions supplémentaires ?

Ces faits sont souvent utilisés dans le débat public pour nier toute la logique de la prescription : il faudrait laisser tout le temps nécessaire à la victime de porter plainte. Or il nous semble que c’est une grave erreur d’envisager ce débat extrêmement important sous l’angle émotionnel.

Certes, il faut se préoccuper des victimes, compte tenu des conséquences psychologiques de certaines atteintes.

Cependant, nous partageons l’analyse du Syndicat de la magistrature, selon qui la solution se trouve non pas dans un illusoire allongement de la prescription, mais dans la prévention. Selon lui, il faut inciter les victimes à déposer plainte et leur rendre les choses plus faciles dans les affaires de violences physiques et/ou sexuelles. Il faut sensibiliser l’ensemble des intervenants et donner la priorité à ces enquêtes, en termes de moyens notamment, contrer certains discours de banalisation, qui existent dans tous les milieux, et financer des dispositifs permettant de faciliter la parole et de se libérer d’une emprise.

En outre, cette proposition de loi met en péril selon nous le droit à un procès équitable. Insinuer qu’il est possible de poursuivre quelqu’un vingt ans après les faits est hypocrite et mensonger. Le procès ne peut être équitable et la réponse pénale ne peut être satisfaisante au-delà d’un temps raisonnable.

La prescription contribue à garantir le caractère équitable du procès dès lors que le dépérissement des preuves, comme de la capacité d’y opposer une défense solide, demeure une réalité.

Par ailleurs, l’allongement des délais de prescription peut avoir des conséquences catastrophiques sur les droits de la défense. Comment la personne mise en cause peut-elle se défendre contre des accusations portées longtemps après les faits ?

Finalement, le droit à être jugé dans un délai raisonnable impose également des délais de prescription mesurés. La peine ne traduit pas uniquement l’évaluation de la gravité des faits et la réprobation de la société. Elle sert à punir, mais aussi à insérer ou réinsérer, dès lors qu’elle est individualisée. Il nous semblait d’ailleurs que le Gouvernement était particulièrement attaché à la notion d’individualisation des peines.

Enfin, se pose l’éternelle question des moyens, à laquelle il semblerait que l’on tente toujours de répondre en s’improvisant réformateur d’un droit pénal dont l’équilibre fragile est compromis.

Or, pour éviter la prescription, il faut non pas allonger les délais, mais allouer plus de moyens aux services, qu’il s’agisse des services de greffe chargés de la mise en forme des décisions, des services de l’exécution des peines, des huissiers qui signifient les jugements, des services de police interpellateurs ou des services de l’application des peines. Une réflexion sur le sens de la peine et sur la pénalisation de certains actes est par ailleurs nécessaire.

Ce texte contient néanmoins deux avancées. Il précise la définition et la portée des motifs d’interruption du délai de prescription et fixe les conditions de sa suspension, ces éléments étant de nature à assurer une plus grande sécurité juridique. Ensuite, l’imprescriptibilité de l’action publique pour certains crimes de guerre, connexes à un ou plusieurs crimes contre l’humanité, peut paraître justifiée au regard de l’unité de régime applicable à l’échelon international en la matière.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, nous soutiendrons la motion tendant au renvoi de la proposition de loi en commission, afin que nous puissions avoir le temps d’approfondir ces questions. Il s’agit pour nous d’apporter les meilleures réponses aux attentes de la population aujourd'hui et non pas de renvoyer le texte aux calendes grecques. Nous avons besoin pour cela de temps supplémentaire. Ce laps de temps sera pour nous l’occasion d’étudier de plus près ce qui pourrait être mis en place ou proposé à la réflexion sur la question spécifique des infractions en matière d’agressions sexuelles sur mineurs et adultes.

Pour le reste, la fuite en avant sécuritaire qui nous est proposé en guise de projet de société n’est évidemment pas acceptable pour nous. La proposition de loi va à l’encontre de la justice pénale humaniste et progressiste que les sénateurs communistes, républicains et citoyens défendent.

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