Intervention de Céline Bessière

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 8 juin 2016 : 2ème réunion
Modernisation de la justice du xxième siècle — Auditions sur le divorce « conventionnel » par consentement mutuel

Céline Bessière, maître de conférences en sociologie :

Je coordonne depuis 2008 une recherche sur le traitement judiciaire des séparations conjugales, financée principalement par la mission de recherche « droit et justice » et l'Agence nationale de la recherche. Ce travail, qui a réuni jusqu'à trente personnes, s'est déroulé dans douze tribunaux de grande instance, où nous avons observé environ 400 audiences, consulté plus de 3 000 dossiers et réalisé de nombreux entretiens avec des JAF et des greffiers. Nous avons également travaillé dans deux chambres de la famille de cours d'appel et dans des cabinets d'avocats, où nous avons réalisé des entretiens avec une cinquantaine d'avocats et parfois observé, avec leur accord, des rendez-vous avec leurs clients. Nous avons enfin rencontré une vingtaine de notaires.

Depuis la réforme de 2004, les procédures de divorce par consentement mutuel ont été considérablement allégées. Le passage devant le juge a perdu de sa force symbolique puisqu'il est réduit au minimum : une seule audience, qui dure en moyenne huit minutes, après un délai d'attente moyen inférieur à trois mois. Le décorum judiciaire est assez faible, ces audiences ayant souvent lieu dans le bureau du juge et non dans des salles d'audience. Les juges ne portent pas forcément la robe, et le processus est rapide et formel.

Avec cette réforme, les divorces par consentement mutuel ne seront plus homologués par un juge mais, en quelque sorte, privatisés. Préparés par les avocats des parties, ils seront simplement enregistrés par un notaire.

Les séparations conjugales sont souvent cruciales dans le creusement des inégalités économiques entre les hommes et les femmes et l'appauvrissement des femmes. Les enquêtes internationales montrent que la baisse du revenu des femmes divorcées en France est parmi les plus élevées d'Europe : d'après les données fiscales, pour des couples séparés en 2008, la perte de niveau de vie en 2010 atteint 20 % pour les femmes, alors qu'elle se limite à 3 % pour les hommes. Il serait intéressant de savoir ce qu'il advient après dix ans, ou au moment de la retraite... Les familles monoparentales, composées dans neuf cas sur dix d'une mère avec enfants, sont plus exposées que les autres à la pauvreté et à la précarité : elles représentent un tiers des bénéficiaires du RSA. À vrai dire, cet appauvrissement relatif des femmes ne commence pas avec la séparation mais déjà au sein du couple. Les femmes en couple gagnent en moyenne 42 % de moins que leur conjoint, du fait d'une prise en charge différenciée du travail domestique et des enfants.

La détermination d'une pension alimentaire est le premier sujet de litige aux affaires familiales, bien avant la question de la résidence des enfants. Les prestations compensatoires et le partage du patrimoine doivent aussi être réglés lors du divorce. En huit minutes, les magistrats, qui traitent plus de 800 dossiers par an en la matière, n'ont pas le temps de régler les détails de la convention, mais il arrive qu'ils signalent à une femme qui renonce à une prestation compensatoire qu'elle aurait pu y avoir droit. Ils peuvent aussi mettre en garde les conjoints sur les arrangements complexes ou farfelus susceptibles de nuire à l'intérêt de l'enfant, et ordonner des renvois. Sans ce droit de regard du juge sur les conventions, que se passera-t-il ?

Bien sûr, les avocats ont une déontologie, et ils seront deux. Dans l'idéal, la convention serait dès lors équilibrée. En pratique, toutefois, si tous les justiciables ont affaire aux mêmes juges, ils n'ont pas affaire aux mêmes avocats. Le tarif peut atteindre 450 euros de l'heure pour un avocat spécialisé en droit de la famille à Paris alors qu'on trouve en province des forfaits à 1 000 ou 1 500 euros pour un divorce par consentement mutuel. Les prestations ne sont bien entendu pas équivalentes. Dès lors que l'on accorde un tel poids à la représentation de l'avocat, il faut qu'il ait du temps à consacrer à son client. Certains refusent des clients à l'aide juridictionnelle pour des affaires familiales complexes, tant son niveau est faible.

Actuellement, huit divorces par consentement mutuel sur dix sont réalisés avec un seul avocat, afin de réduire les frais. Que se passera-t-il quand chacun devra avoir un avocat ? Si la représentation nationale s'oriente vers la déjudiciarisation, réfléchissons aux garde-fous. Outre l'audition de l'enfant, il faut un garde-fou économique. Rien n'a été prévu en matière de pension alimentaire ou de prestation compensatoire. Au Québec, la déjudiciarisation est allée de pair avec le renforcement de l'encadrement des accords financiers sur les pensions alimentaires. Actuellement, la CAF réforme la garantie contre les impayés de pension alimentaire (Gipa) ; elle a créé une allocation de soutien familial différentiel et accru son pouvoir d'investigation en cas d'impayés de pension alimentaire. Avec ce texte, on fait le chemin inverse - je m'étonne que la CAF ne soit pas partie prenante des discussions actuelles. Pour le divorce par consentement mutuel devant notaire, il n'y a pas de barème, pas de ligne directrice. Que se passera-t-il si un couple se met d'accord pour que la pension alimentaire soit nulle ou très faible ? Le parent qui a la garde pourra-t-il se tourner vers la CAF et demander l'allocation de soutien familial ?

Soyons conscients des inégalités économiques produites au moment de la séparation. La déjudiciarisation devra être accompagnée de garde-fous économiques, sans quoi les économies réalisées sur la justice seront perdues du côté social !

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