Monsieur le ministre, la Haute Assemblée est très sensible à la très grande fragilité du secteur agricole.
Tout d’abord, je rappellerai, mes chers collègues, quelques-uns des derniers rendez-vous agricoles que nous avons eus au Sénat : débat sur le thème « Restructuration et modernisation des principales filières agricoles dans le cadre de la réforme à mi-parcours de la PAC » ; proposition de résolution visant à encourager le développement d’outils de gestion de l’aléa économique en agriculture ; proposition de loi en faveur de la compétitivité de l’agriculture et de la filière agroalimentaire, dite proposition de loi Lenoir ; évidemment, projet de budget de l’agriculture et les débats qui l’accompagnent.
Toutes ces discussions mettent en exergue la particularité de l’agriculture, un secteur économique certes, mais confronté, probablement plus que beaucoup d’autres, aux risques climatiques et aux risques liés aux variations des cours.
L’agriculture est une activité particulière : elle dépend des conditions climatiques et des aléas sanitaires avec, par exemple, pour le bétail l’apparition de maladies ou pour les cultures celle de ravageurs. Pour les agriculteurs, peut-être encore plus que pour les autres acteurs économiques, gérer les risques est donc devenu un impératif stratégique.
Nous en sommes parfaitement conscients. C’est la raison pour laquelle la commission des affaires économiques du Sénat a mis en place en son sein, voilà quelques semaines, un groupe de travail sur cette question dont elle m’a confié la responsabilité.
J’ai souhaité que cette initiative soit partagée par l’ensemble des groupes politiques de cette assemblée, convaincu que seul un consensus – au Sénat, à l’Assemblée nationale, entre les acteurs et les professionnels du secteur agricole – nous permettra d’avancer.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans cet esprit. Je considère que cette initiative est tout à fait complémentaire. Elle nous permet aussi d’évoquer un sujet large : le risque économique.
Pour commencer mon propos, je voudrais que l’on distingue le risque de production du risque de marché.
Le risque de production est celui qui affecte la quantité ou la qualité de la production agricole. On parle parfois de « risque climatique », même si la nature de ce dernier est plus large. Ainsi, nous mesurons depuis quelques années le risque environnemental ou sanitaire, qui entre tout à fait dans cette catégorie.
Le perfectionnement des techniques agricoles a permis de maîtriser de mieux en mieux ce type de risque, sans toutefois éradiquer toutes les menaces : lorsqu’il sème son champ, l’agriculteur prévoit ce qu’il récoltera en se référant aux moyennes des années précédentes et en s’en remettant – malheureusement ou heureusement – à la nature. L’ingéniosité des assureurs a ensuite pris le relais, car on ne peut jamais être certain que les intempéries ne frapperont pas.
Le risque de production est aujourd’hui couvert par un panel large d’instruments, que je vais rappeler.
Historiquement, la première couverture de ce risque a été assurée par l’État à travers le régime des calamités agricoles. Le fonds correspondant est alimenté par la taxe additionnelle aux conventions d’assurance payées par les agriculteurs, ainsi que par des dotations complémentaires de l’État. Les dépenses varient beaucoup d’une année sur l’autre : 189 millions d’euros en 2011, 234 millions d’euros en 2012, mais seulement 41 millions d’euros en 2013 et 22 millions d’euros en 2014. En 2015, presque 50 millions d’euros ont été dépensés. L’année 2016 peut nous réserver de bonnes ou de mauvaises surprises ; vous pourrez nous répondre sur ce point, monsieur le ministre.
Les inondations récentes montrent qu’il est nécessaire de disposer d’un tel fonds pour faire face aux gros risques climatiques.
Au-delà de ce régime de solidarité, des assurances se sont développées depuis une dizaine d’années au travers du dispositif de l’assurance récolte. Dans le cadre du bilan de santé de la PAC de 2008, il a été décidé d’utiliser des fonds européens pour subventionner les primes d’assurance versées par les agriculteurs, à hauteur de 65 % au maximum. Ces assurances couvrent des pertes de production supérieures à 30 %.
Pour favoriser le recours aux assurances, les pouvoirs publics ont prévu que, là où il existait une offre d’assurance, le dispositif calamités agricoles n’interviendrait plus, ce qui est normal.
Mais le dispositif de l’assurance récolte peine à décoller : 30 % des exploitations en grandes cultures et 20 % de celles du secteur de la viticulture sont assurées. Dans les secteurs du maraîchage et de l’arboriculture, le taux de pénétration de cette assurance est très faible.
La réforme du contrat socle a visé, l’année dernière, à donner une nouvelle dynamique à l’assurance en baissant son coût et en adaptant les niveaux de couverture, afin de garantir seulement les « gros risques ».
Le contrat socle permet aussi une couverture « à la carte », puisque les agriculteurs peuvent choisir de renforcer leur couverture assurantielle en payant des primes plus élevées.
Enfin, le contrat socle couvre aussi les fourrages, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.
La réforme de la PAC 2014-2020 n’a pas remis en cause le principe du soutien à l’assurance récolte. Une enveloppe de 100 millions d’euros par an est prévue. On peut craindre qu’elle ne soit insuffisante pour soutenir les assurances – et ce soutien est fondamental – à hauteur de 65 % des primes versées par les agriculteurs. Ces dernières années, ce niveau n’a pas toujours pu être assuré. Avec les difficultés calendaires, les contrats sont signés en début d’année et l’on est éclairé sur les contraintes budgétaires dans le courant de l’année civile ; il y a là une véritable difficulté.
Or l’un des freins à la diffusion de l’assurance est l’incertitude, compréhensible à certains égards, sur le niveau de soutien public. Nous attendons, monsieur le ministre, une clarification sur ce point.
Pour faire face au risque sanitaire et environnemental, le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental, le FMSE, a été créé en 2013. Il répond à la même logique de protection face au risque pesant sur la production.
Nous disposons ainsi d’un large éventail de solutions, mais celui-ci reste incomplet. Nous devons partir de là pour améliorer la situation.
Un autre type de risque, qui fait l’objet de notre discussion d’aujourd’hui, est encore plus redoutable. L’exposition des agriculteurs à ce risque s’est renforcée à mesure que les politiques agricoles ont été déréglementées. Il s’agit du risque économique, celui qui pèse sur les prix de vente, dont on connaît les fluctuations, et donc sur le revenu final tiré de l’exploitation agricole.
La volatilité croissante des prix agricoles constitue une véritable menace pour la viabilité des exploitations et la PAC, dans sa forme actuelle, n’assure pas aux agriculteurs des prix rémunérateurs.
Face à la volatilité des marchés agricoles, les outils de protection sont extrêmement faibles.
Les agriculteurs peuvent choisir de se couvrir contre les mouvements de prix en utilisant les techniques financières classiques, par exemple au travers des marchés à terme. Mais ces solutions n’existent pas pour toutes les productions. Elles sont parfois assez complexes et peuvent aussi être coûteuses. Elles sont surtout hasardeuses et concernent essentiellement les productions céréalières.
Un autre outil de protection consiste à disposer d’une épargne de précaution réinjectée dans l’exploitation agricole en cas de difficultés : la déduction pour aléas, la DPA, qui a été assouplie pour pouvoir être utilisée en cas de baisse du revenu agricole et qui répond à nos objectifs.
Mais il faut aussi des outils collectifs de couverture face au risque économique : les filets de sécurité de la PAC, lorsqu’ils existent, sont fixés à des niveaux très bas. Ils ne sont aujourd’hui ni suffisants ni satisfaisants.
La PAC permet aux agriculteurs de s’organiser entre eux. Ainsi, le règlement « OCM unique » continue à autoriser les organisations de producteurs, dans les secteurs fruits et légumes et viticulture, à gérer des fonds de mutualisation destinés à soutenir les producteurs dans les situations de crise. Mais il s’agit là d’un outil ponctuel.
Le nouveau règlement sur le développement agricole et rural pour la période 2014-2020 a innové en autorisant également le soutien par le Fonds européen agricole pour le développement rural, le FEADER, à l’instrument de stabilisation des revenus des agriculteurs, l’ISR, ce qui doit permettre de répondre au risque économique.
La présente proposition de loi est centrée sur le risque économique et prévoit de mettre en œuvre cet outil en France à l’échelon régional, d’abord à titre expérimental, puis de manière généralisée à partir de 2017. Nous reviendrons ultérieurement sur la question des dates.
Ce choix n’a pas été fait lors de la mise en œuvre de la réforme de la PAC 2014-2020 par la France, qui a retenu d’autres priorités budgétaires. Il n’y a donc pas, à ce jour, de ligne budgétaire pour l’instrument de stabilisation des revenus dans la maquette financière du plan de développement rural de la France validé par Bruxelles. Si cette idée devait évoluer, ce choix nécessiterait d’être revu.
D’ailleurs, peu d’États membres de l’Union européenne utilisent l’instrument de stabilisation des revenus agricoles aujourd’hui. Les États-Unis ont, en revanche, inventé un mécanisme pouvant s’y apparenter et qui est au cœur de leur nouveau Farm Bill.
L’intérêt du dispositif que nous présentons aujourd’hui est d’aider les agriculteurs au cours de la phase basse des cycles agricoles. La proposition de loi réclame l’utilisation des outils de couverture contre les risques liés aux prix sur les marchés.
L’idée sous-jacente est la suivante : on imposerait aux agriculteurs, les bonnes années, de mettre de côté une partie des revenus tirés des aides directes de la PAC au travers du fonds de stabilisation des revenus agricoles. Les mauvaises années, ce fonds reverserait les sommes aux agriculteurs en difficulté.
L’idée est intéressante. Elle mérite cependant d’être analysée de manière plus poussée et suscite les questions suivantes. Que se passera-t-il si les prix agricoles baissent plusieurs années à la suite ? Quel sera le niveau de solidarité interfilières ? Quels sont les moyens budgétaires qui doivent être dégagés ? Ceux-ci seront probablement très importants.
La présente proposition de loi soulève ces interrogations et nous invite donc à la poursuite de la réflexion. Elle crée le réceptacle pour les futures discussions de la réforme de la PAC. En cela, elle constitue une véritable proposition de loi d’appel.