Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 27 septembre 2016 à 14h30
Justice du xxie siècle — Discussion en nouvelle lecture d'un projet de loi dans le texte de la commission

Jean-Jacques Urvoas :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous allons bientôt entrer dans la période budgétaire. Ce sera, pour le ministère dont j’ai la responsabilité, un rendez-vous important. Un accroissement important des moyens est, en effet, l’une des conditions d’un fonctionnement convenable de nos juridictions.

La justice, nous le savons, est au bord de l’embolie : trop de travail, trop de lourdeurs, trop peu de moyens. À chaque déplacement dans une juridiction, comme, hier encore, à Meaux, j’entends s’exprimer la souffrance tant de ceux qui y travaillent que des justiciables.

Souffrance, parce que trop d’attente : l’attente du salarié ou de l’employeur qui a saisi les prud’hommes et qui, par exemple, à Nanterre, doit patienter deux ans et demi entre la conciliation et le passage en jugement ; l’attente du couple qui veut divorcer et doit patienter pendant de longs mois.

Pourtant, la Convention européenne des droits de l’homme proclame, tout comme notre code de l’organisation judiciaire, que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] dans un délai raisonnable ».

Souffrance, aussi, parce que trop d’exaspération : exaspération de la greffière exténuée à la fin de sa journée par le trop-plein de dossiers traités ; exaspération du justiciable qui ne comprend pas les procédures juridiques trop lourdes et se noie dans une justice devenue par trop illisible ; exaspération du juge qui perd du temps sur des dossiers ne relevant pas de sa mission essentielle, à savoir trancher les litiges par l’application du droit.

Vous le savez, toutes les juridictions sont concernées : conseils de prud’hommes, tribunaux de commerce, tribunaux d’instance, tribunaux de grande instance, cours d’appel. Aussi, je ne doute pas que la mission d’information sur le renouveau de la justice que la commission des lois du Sénat vient de créer saura nous rappeler ces mots de Marc Aurèle : « Seul un esprit serein est en état de juger. »

Dans quelques jours, avec le projet de budget, et en février prochain, avec le rapport conclusif de votre mission d’information, nous aurons de multiples occasions d’évoquer l’importance des moyens à mobiliser et, surtout, leur nature.

Il existe cependant une autre voie, parallèle, pour apporter des solutions : celle de l’organisation de la justice.

Comme le disait Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française, « l’abondance est le fruit d’une bonne administration ». Autrement dit, si les moyens sont bien gérés, cela les rendra d’autant plus efficaces. C’est pourquoi, à mes yeux, le budget est indissociable de sa bonne gestion et de sa bonne répartition ; en d’autres mots, il est indissociable d’une bonne organisation de la justice.

Il ne s’est pas passé de législature, depuis des décennies, sans que de nouvelles missions soient confiées à la justice judiciaire ou à la justice administrative. Bien souvent, elles s’exercent à moyens constants, ce qui n’est pas sans conséquence sur la situation des juridictions.

Ainsi, en 2011, une décision du Conseil constitutionnel conduisit à l’introduction du contrôle systématique par le juge judiciaire des soins psychiatriques dispensés sans consentement, qui pèse sur nos juridictions.

Comme je l’avais indiqué le 13 juin dernier devant vos commissions des finances et des lois, il faut réformer ce ministère. En effet, l’amélioration du fonctionnement de la justice passe aussi par une modernisation des méthodes de travail et des procédures. C’est à cette fin que, avec mon collègue chargé du budget, nous avons lancé une inspection conjointe de nos deux ministères sur les méthodes de travail et les améliorations à y apporter.

Puisqu’il n’est plus possible de faire plus avec moins, il faut faire mieux ! C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de modifier le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle selon trois objectifs : simplifier et clarifier certaines procédures ; recentrer le juge sur sa mission première ; ouvrir de nouvelles conditions d’accès au droit.

L’ensemble du projet de loi est ainsi maintenant tourné vers la justice du quotidien : il vise à la rendre plus proche, plus efficace et plus protectrice. Cette justice n’est pas celle qui occupe les médias ; elle est discrète, peut-être parce qu’elle ne comporte pas l’« adrénaline » de la justice pénale.

Je veux parler de la justice qui touche au quotidien nos concitoyens : celle des affaires familiales, des divorces, des procédures de surendettement, des litiges avec les organismes de sécurité sociale. Le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle vise à la prendre pleinement en considération. Il la met en lumière et soumet un certain nombre de propositions à votre attention, à votre vigilance, à votre conscience, à votre bon sens, dirai-je même.

N’est-il pas de bon sens de faire évoluer le divorce par consentement mutuel, en n’imposant plus le passage devant le juge ? Interrogés sur la pertinence de cette mesure, 75 % de nos concitoyens indiquent y être favorables. C’est d’autant plus de bon sens que les époux, en particulier le plus faible d’entre eux, que ce soit financièrement ou psychologiquement, seront mieux protégés, du fait de l’intervention obligatoire de deux avocats, au lieu d’un seul actuellement.

N’est-il pas de bon sens de confier la capacité de décision aux commissions de surendettement, qui analysent les dossiers et font des préconisations, mais doivent attendre qu’un juge valide leur démarche, alors que tel est le cas dans 98 % des cas ? Donnons donc le pouvoir de décision à ces commissions de surendettement ! Hier encore, à Meaux, j’en discutais avec le juge chargé de cette fonction : il se félicitait de ne plus avoir, à l’avenir, à s’occuper de ces dossiers et, en réalité, à simplement confirmer un travail très bien fait par la Banque de France. Cela lui permettra de se consacrer au traitement de litiges appelant la pleine mobilisation de son énergie, de sa méticulosité et de son expérience.

N’est-il pas de bon sens de simplifier et de démédicaliser la procédure de changement de sexe à l’état civil ? Cela permettra aux personnes transgenres de bénéficier le plus rapidement possible de papiers en adéquation avec leur identité. Ce projet de loi mettra fin à des situations de souffrance et de discrimination.

N’est-il pas de bon sens de fusionner progressivement les contentieux de la sécurité sociale dans un contentieux unique confié au pôle social d’un tribunal de grande instance départemental ? Cela améliorera la lisibilité du traitement de ces contentieux, aujourd’hui réparti entre plusieurs types de juridictions, ce qui est une source supplémentaire de complexité pour les justiciables.

N’est-il pas de bon sens de supprimer, au nom de l’efficacité, les tribunaux correctionnels des mineurs, dont nous savons qu’ils entravent le fonctionnement des juridictions et nuisent à la spécialisation de la justice des mineurs en prononçant des sanctions beaucoup moins sévères, en réalité, que celles qui étaient prises avant leur création ?

N’est-il pas de bon sens de forfaitiser la sanction de certains délits routiers, comme le défaut de permis de conduire et le défaut d’assurance, à condition, naturellement, qu’il s’agisse de la première infraction et qu’il n’y ait pas d’autres infractions concomitantes ? Cette forfaitisation améliorera le fonctionnement des juridictions tout en renforçant la répression des délits routiers concernés.

N’est-il pas, enfin, de bon sens de créer un socle commun aux actions de groupe ? Elles pourront désormais concerner les discriminations, les questions environnementales ou la protection des données personnelles, offrant ainsi de nouvelles garanties à nos concitoyens.

Mesdames, messieurs les sénateurs, notre organisation judiciaire s’épuise d’un excès de lourdeurs. La justice doit être simple pour exister. Elle doit être accessible pour être réelle. Elle doit être lisible pour être compréhensible. C’est à ce prix que le service public de la justice retrouvera sa capacité d’écoute du justiciable et que les missions essentielles du juge –garantir les libertés individuelles et protéger les plus faibles, tout autant que dire le droit – seront préservées.

Cette conception de la justice, mesdames, messieurs les sénateurs, je sais que nous la partageons, au-delà des clivages, au-delà des partis. À ceux qui nous demandent : « à quoi tout cela sert-il ? », je veux rappeler les mots écrits par l’éminent juriste Portalis en introduction au code civil : « Aujourd’hui la France respire. » Oui, c’est à faire respirer la France que la justice sert dans notre pays ! Alors, modernisons-la, simplifions-la !

1 commentaire :

Le 07/10/2016 à 09:29, Justine (juriste) a dit :

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"La justice, nous le savons, est au bord de l’embolie". C'est le résultat de budgets notoirement insuffisants votés par le parlement depuis des décennies. A cela s'ajoute une prolifération de textes qui rend encore plus compliquée l'application d'un droit devenu illisible.

La justice, qui a tant d'importance pour le bon fonctionnement de la société, n'est manifestement pas une priorité des politiques en France. Le rapport 2016 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) est toujours aussi accablant.

Selon ce rapport, publié le 6 octobre 2016, le budget consacré au système judiciaire français se monte à 64 € par habitant. Nous sommes très loin de pays comme le Luxembourg (139 € par habitant), les Pays-Bas (122 €), l'Autriche (96 €), l'Angleterre (92 €) ou l'Espagne (88 €). http://www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/evaluation/2016/publication/CEPEJ%20Study%2023%20report%20FR%20web.pdf

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