Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 13 octobre 2016 à 10h30
Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre — Adoption en deuxième lecture d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale :

D’un point de vue juridique, je vous rappelle les incertitudes concernant les normes de référence sur la base desquelles le plan de vigilance devrait être élaboré, en matière sociale, environnementale, sanitaire ou encore de lutte contre la corruption, rendant incertain le contenu même de l’obligation à respecter, alors que des sanctions seraient encourues en cas de manquement.

Les critiques concernent aussi l’imprécision du régime de l’amende civile et la portée incertaine du régime de responsabilité figurant dans le texte.

De plus, j’insiste sur le risque contentieux accru qui résulterait d’un tel texte pour les entreprises françaises, avec une possible instrumentalisation, dès lors que toute personne intéressée à ce qu’une entreprise mette en œuvre un plan de vigilance pourrait engager une action en responsabilité en cas de dommage pouvant être rattaché de manière directe ou indirecte à son activité à l’étranger.

D’un point de vue économique, je vous rappelle le risque d’atteinte à la compétitivité des entreprises françaises que fait courir la présente proposition de loi. En effet, elle créerait une inégalité de traitement entre les entreprises françaises et les autres entreprises européennes, compte tenu des obligations qu’elle ferait peser sur les premières uniquement, et constituerait une atteinte à la concurrence, car les entreprises étrangères intervenant en France n’y seraient pas soumises, ce texte ne trouvant à s’appliquer qu’aux sociétés dont le siège est en France.

Le texte pourrait créer une perturbation des relations économiques et contractuelles tout au long des chaînes de sous-traitance, qui affecterait de très nombreuses entreprises françaises de toute taille. Je pense aux grandes entreprises, premières visées par le texte, mais aussi à tous leurs sous-traitants français, qui en subiraient nécessairement les répercussions ; pour la plupart, ce sont des petites et moyennes entreprises.

Au surplus, je ne peux pas négliger le risque de retrait des entreprises françaises de certains marchés étrangers pour éviter les risques liés à l’obligation de vigilance.

À l’inverse, des sous-traitants étrangers pourraient refuser de travailler pour des entreprises françaises en raison des charges que représenterait indirectement pour eux l’obligation de vigilance.

En tout état de cause, il est peu probable qu’une telle législation, si elle était adoptée par la France, améliore par elle-même la situation sociale et environnementale des pays en développement, où se trouvent nombre de sous-traitants de multinationales occidentales, ou fasse évoluer la législation de ces pays, alors qu’elle ne manquerait pas de perturber profondément le tissu économique français.

Tout en rejetant la proposition de loi telle que promue par ses auteurs pour l’ensemble des motifs juridiques et économiques que je viens de rappeler – je pense en particulier à l’accroissement des risques contentieux qui en résulterait pour les entreprises françaises –, votre commission avait conclu que le débat sur l’objectif pertinent de ce texte devait se situer dans une perspective européenne de plus long terme, afin que soient mises en place des règles communes à toutes les entreprises européennes.

Toutefois, au vu des éléments portés à sa connaissance, notamment par le Secrétariat général des affaires européennes, en première lecture, j’avais jugé improbable la présentation prochaine à l’échelon européen d’une initiative analogue à la présente proposition de loi, de sorte que ce texte, s’il était adopté, créerait de manière durable des distorsions de concurrence au détriment des entreprises françaises.

Ainsi, en l’état de sa rédaction issue de l’Assemblée nationale, cette proposition de loi ne pouvait pas être adoptée par la commission des lois ni par notre assemblée. Pour ces raisons, elle avait été rejetée par votre commission, puis par le Sénat en première lecture.

Pour autant, votre commission a été saisie de cette proposition de loi en deuxième lecture, puisque le Gouvernement a demandé lui-même son inscription à l’ordre du jour du Sénat et devrait donc assurer l’aboutissement de la procédure législative devant conduire à son adoption définitive. Elle a donc jugé nécessaire d’adopter un texte dans une rédaction prenant sérieusement en compte les objections qu’elle a déjà formulées, au lieu de le rejeter de nouveau.

Ainsi que je l’avais relevé en première lecture, je vous rappelle que la France doit transposer, d’ici au 6 décembre 2016, la directive du 22 octobre 2014 modifiant la directive de 2013 en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes. Celle-ci rejoint l’objectif de la présente proposition de loi.

L’objectif de cette directive est de faire en sorte que les entreprises qui relèvent de son champ donnent « une image complète et fidèle de leurs politiques, de leurs résultats et de leurs risques » en matière d’informations non financières.

Votre commission des lois estime que l’obligation de publier des informations sur les procédures de diligence raisonnable destinées à prévenir les risques dans un certain nombre de domaines s’apparente à l’évidence à l’obligation d’établir, de rendre public et de mettre en œuvre un plan de vigilance destiné à prévenir un certain nombre de risques comparables.

Toutefois, si la directive retient une approche reposant sur la transparence et l’incitation, la proposition de loi retient, quant à elle, une approche plus coercitive et punitive.

Si la France dispose déjà d’une législation assez avancée en matière de publication d’informations non financières, satisfaisant déjà en large partie aux exigences de la directive, il faut néanmoins procéder à la transposition de certaines dispositions non encore satisfaites par le droit français, en particulier la publication d’informations sur les mesures de diligence raisonnable mises en œuvre et les principaux risques dans ces mêmes domaines.

Je considère que la présente proposition de loi, si elle peut paraître plus ambitieuse de prime abord, en allant simplement au-delà du socle des obligations prévues par la directive, est en réalité en contradiction avec la directive, en faisant peser sur les sociétés françaises des obligations bien plus lourdes.

De plus, le dispositif d’amende civile et le régime de responsabilité contredisent la logique de la directive, qui ne comporte aucun mécanisme de sanction.

Depuis l’examen de la présente proposition de loi en première lecture, le Parlement a également été saisi du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dont l’article 8 instaure une obligation de prévention et de détection des faits de corruption et de trafic d’influence pour les sociétés employant au moins 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net d’au moins 100 millions d’euros.

J’observe que l’obligation prévue dans ce projet de loi correspond assez largement aux obligations de la directive en matière de lutte contre la corruption.

Il s’agit bien de mettre en place des procédures de diligence raisonnable en matière de lutte contre la corruption, appuyées sur une analyse des risques. Aucune publicité particulière n’est cependant prévue par ce projet de loi.

Je constate aussi que la présente proposition de loi inclut la question de la lutte contre la corruption dans le champ du plan de vigilance sans mentionner les sous-traitants. L’obligation de vigilance ne concernerait ici que la société mère et les sociétés qu’elle contrôle.

En l’état, ce projet de loi et cette proposition de loi se trouvent donc en contradiction l’un avec l’autre sur la question de la prévention de la corruption.

Attentive à l’exigence de transposition de la directive, votre commission des lois juge nécessaire d’assurer la cohérence des divers textes qui entrent dans le champ de la directive et interviennent sur la problématique de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, cohérence qui fait manifestement défaut, selon moi, car aucune coordination ne semble être assurée par le Gouvernement entre ces divers textes.

Dans ces conditions, sur mon initiative, et dans le respect des règles de recevabilité en deuxième lecture, votre commission des lois a souhaité procéder à la transposition des dispositions de la directive correspondant aux objectifs de la proposition de loi.

Aussi, afin d’assurer la convergence entre la présente proposition de loi et les dispositions correspondantes de la directive, votre commission des lois a adopté plusieurs amendements.

Un premier amendement, sur l’article 1er du texte, introduit un nouvel article L. 225-102-1-1 dans le code de commerce, au sein des dispositions relatives au contenu du rapport du conseil d’administration aux actionnaires, pour préciser que ce rapport doit également rendre compte des mesures de diligence raisonnable prises pour prévenir les principaux risques sociaux et environnementaux dans les sociétés cotées remplissant les critères fixés par la directive.

Le rapport devrait ainsi rendre compte des principaux risques dans les différents domaines visés. Il devrait également rendre compte des mesures de prévention de la corruption que la société serait tenue de prendre en application de l’article 8 du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Il devrait enfin rendre compte des mesures de vigilance raisonnable prises par la société, afin de prévenir les risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, les risques de dommages corporels ou environnementaux graves et les risques sanitaires, en France et à l’étranger, du fait de son activité, de celle de ses filiales et de celle de leurs sous-traitants.

Des informations concernant les sous-traitants ne seraient publiées que lorsque cela se révèle pertinent et proportionné, compte tenu de la nature d’abord contractuelle des relations de la société mère ou de ses filiales avec les différents fournisseurs et sous-traitants, comme le précise la directive elle-même.

Votre commission conserve ainsi l’objectif de vigilance des grandes entreprises à l’égard des différents risques sociaux et environnementaux qui peuvent résulter de leur activité ou de celle de leurs filiales ou sous-traitants sur le territoire français ou à l’étranger, tout en l’intégrant mieux dans le cadre actuel du droit des sociétés et en respectant les exigences de la directive.

En cas de méconnaissance de ses obligations par une société, votre commission a conservé, à l’article 1er, un mécanisme d’injonction de faire sous astreinte, tout en clarifiant sa rédaction, en adoptant en ce sens un deuxième amendement.

Il s’agit de s’inspirer plus directement des mécanismes analogues déjà prévus par le droit des sociétés en cas de manquement d’une société à ses obligations de publicité.

Ainsi, si le rapport ne comprend pas toutes les informations prévues, toute personne intéressée pourrait demander au président du tribunal statuant en référé d’enjoindre sous astreinte à la société de communiquer ces informations.

Un tel mécanisme ne méconnaît pas la logique de la directive en raison de son caractère incitatif et non punitif.

En revanche, compte tenu des difficultés qu’elle représentait, votre commission a supprimé l’amende civile de 10 millions d’euros par l’adoption d’un troisième amendement sur l’article 1er. En effet, comme je l’ai exposé en première lecture dans mon rapport, le caractère disproportionné de cette amende soulève un problème sérieux de constitutionnalité.

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