Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui aborde l’horreur que représente l’inceste sur les mineurs.
Comme ma collègue Muguette Dini vient de le souligner, nous savons très bien que le sens anthropologique et le sens juridique de l’inceste ne recouvrent pas le même champ, le premier étant plus large que le second.
En effet, si le droit ignore les cas dans lesquels les adultes sont consentants – seule l’interdiction du mariage peut leur être imposée –, il reconnaît les actes d’inceste commis sur les enfants, bien que celui-ci ne soit pas nommé en tant que tel dans le code pénal.
Malgré cela, il faut bien en convenir, la loi restera impuissante tant que les faits demeureront ignorés par la société. C’est le silence entourant l’inceste qui caractérise les difficultés rencontrées par les professionnels pour l’identifier, le prévenir et le sanctionner.
Par ailleurs, tout le monde le sait, la grande majorité des abus sexuels dont sont victimes les enfants sont commis dans le cadre de la famille ou des proches. Pourtant, on a du mal à l’admettre et l’on reste plus attentif à ce qui se passe hors du cercle familial. Souvent, le secret de famille reste de mise.
Un enfant victime d’inceste en garde toute la vie une blessure psychique, morale, affective. Il est agressé dans son corps, mais aussi dans son psychisme. Il est trahi par ceux qu’il aime et qui sont censés lui apporter sécurité et amour pour l’aider à se construire en tant que futur adulte.
Cette trahison enferme l’enfant, puis l’adolescent et l’adulte qu’il devient dans un silence infiniment difficile à briser. L’emprise qu’a sur lui l’auteur des faits, le sentiment de honte et de culpabilité qu’il éprouve, la peur d’être puni ou de ne pas être cru, sont si forts qu’ils contribuent à ce silence. La question de la capacité des victimes elles-mêmes à engager une action en justice est donc une question clé.
C’est la raison pour laquelle, en 2004, j’ai contribué, puisque c’est ma voix qui a fait pencher la balance, à ce que le délai de prescription soit porté de dix à vingt ans ; une telle position n’est pas dans mes habitudes ! Si j’ai agi ainsi, c’est qu’hélas, nous le savons tous, il faut parfois avoir atteint l’âge adulte, voire un âge mûr, pour pouvoir parler de certains événements de l’enfance.
La spécificité de l’inceste nécessite-t-elle une modification de la législation pénale, ou plutôt une amélioration profonde de la prévention, de la connaissance du phénomène, de la prise en charge des enfants victimes de violences sexuelles intrafamiliales ? C’est toute la question !
Le code pénal prend déjà en compte la réalité de l’inceste, bien qu’il ne le nomme pas expressément. Jusqu’à présent, le législateur a fait le choix de sanctionner toute atteinte commise, même sans violence, sur un mineur. Le fait que celui-ci ait moins de quinze ans constitue une circonstance aggravante, tout comme le fait que l’agresseur soit un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime ou ayant abusé de l’autorité que lui confèrent ses fonctions.
Les cas de violences sexuelles sur des mineurs au sein de la famille en sont-ils pour autant moins bien pris en compte par les juridictions ? Si ces dernières n’utilisent pas le terme d’inceste, leur sévérité est en revanche réelle. Le problème principal est donc plutôt que ces affaires parviennent jusqu’à elles. Claire Brisset, la Défenseure des enfants, faisait déjà ce constat en 2005 : « De tels actes sont quotidiennement réprimés par les tribunaux correctionnels et les cours d’assises, d’ailleurs avec une sévérité souvent supérieure en France à celle qui existe dans la plupart des autres pays européens. »
La proposition de loi de Mme Marie-Louise Fort, aussi bien dans le texte présenté par son auteur que dans la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale, présentait néanmoins un inconvénient important : elle comportait la stricte énumération des auteurs d’actes incestueux. L’inscription dans le code pénal de cette liste non exhaustive aurait conduit à exclure du champ de l’inceste des cas pourtant vécus comme tels par les victimes.
Notre rapporteur a proposé de ne pas retenir l’énumération initialement prévue et de revenir à la terminologie déjà utilisée dans le code pénal. Je partage cette position – si je ne me trompe, elle a même fait l’unanimité –, car elle me paraît apporter une réponse plus cohérente aux cas d’inceste sur mineur.
Je soutiens également la proposition de nommer l’inceste sur mineur, tant il est vrai que nommer permet de reconnaître les faits et les victimes. Cependant, il faut être prudent.
Comme l’a indiqué le rapporteur, les structures familiales évoluent et évolueront sans doute encore, notamment celles des familles recomposées. Il ne faudrait pas que l’énumération d’un certain nombre de personnes conduise à ignorer d’autres types d’inceste pouvant se produire dans un cadre intrafamilial que ne reconnaissent pas habituellement le code civil ou les habitudes. Je crains donc que l’amendement du Gouvernement, qui tend à réintroduire une liste, ne soit trop précis et, de ce fait même, ne laisse de côté des situations vécues comme des situations d’inceste.
La Défenseure des enfants s’était également interrogée sur ce point et avait estimé qu’il fallait garder une certaine souplesse, non pas, bien entendu, dans l’évaluation de la situation, mais dans la désignation du cadre intrafamilial. Quelle que soit la forme que prend ce dernier, il est, pour les enfants victimes d’inceste, tout aussi important que le serait un cadre familial composé des parents et des frères et sœurs au sens strict.
Je pense donc qu’il faudrait, sur cette question, en rester au texte adopté par la commission des lois.
Par ailleurs, la définition de la contrainte proposée à l’article 1er n’est pas non plus sans poser problème. Je comprends bien qu’elle a pour objet de répondre à la question de l’absence de consentement de l’enfant. Toutefois, il me semble non seulement qu’elle n’y répond pas totalement, mais que, de surcroît, elle crée une certaine insécurité.
Le texte prévoit que la contrainte peut être « physique ou morale », la contrainte morale pouvant « résulter de la différence d’âge existant entre une victime mineure et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur cette victime ».
La définition retenue présente l’inconvénient de limiter la liberté du juge dans son appréciation de la contrainte qui aura pu être exercée sur l’enfant. Or l’inceste n’est pas nécessairement caractérisé par la différence d’âge entre l’auteur et la victime ; il peut concerner, par exemple, un frère et une sœur. Par ailleurs, on ne sait pas si les deux conditions sont cumulatives.
De manière plus générale, la question du consentement de l’enfant ne se pose pas en ces termes. Certains auteurs considèrent que la victime se trouve dans un état de totale dépendance qui ne lui permet pas de résister à la « demande », si je puis dire. La recherche de l’existence ou de l’absence de consentement de l’enfant est donc, à leurs yeux, un non-sens, puisqu’il n’y a consentement que lorsqu’il y a discernement.
Par ailleurs, la partie consacrée à la prévention des violences et à l’accompagnement des victimes se révèle, je tiens à le souligner, très décevante. Pourtant, la proposition de loi était initialement intéressante.
J’attache également une importance toute particulière à la formation des professionnels. Il est essentiel que ceux-ci disposent des connaissances qui leur permettront de mieux apprécier la parole des enfants et de détecter, parmi les troubles de l’enfant, les signes d’agressions sexuelles sous diverses formes.
Le volet consacré à la prévention et à l’accompagnement des victimes est donc très insuffisant, alors qu’il représente, à mes yeux, une nécessité absolue. Malheureusement, les parlementaires n’ont pas la possibilité de décider eux-mêmes d’y consacrer des deniers publics.
Pour cette raison essentielle, le groupe CRC-SPG a décidé de s’abstenir sur cette proposition de loi.